Songe d'hiver

A sad tale's best for winter; I have one of spirits and goblins. Shakspere, Winter's tale. Act.II, scène I. I Dans nos longs soirs d'hiver, où, chez le bon Armand, Dans notre far-niente adorable et charmant On oubliait le monde aride, Vous demandiez pourquoi sur mon front fatigué, 5 Au milieu des éclats du rire le plus gai Grimaçait toujours une ride. Et moi, j'étais plus triste encor Lorsque, comme en un fleuve d'or, Je remontais dans ma mémoire, 10 Et que d'un regard triomphant Je revoyais mes jours d'enfant Couler d'émeraude et de moire, Puis engouffrer leurs tristes flots Au fond d'une mer sombre et noire 15 Avec des bruits et des sanglots. Et je me rappelais cette époque oubliée Où l'âme d'une femme, à mon âme liée, L'avait brisée avec si peu, Et cette nuit d'angoisse, effarée et vivante, 20 Où sur ma couche, avec des sanglots d'épouvante, Je pleurais en suppliant Dieu! Oh! disais-je alors, quoi! la bouche Qui vous caresse et qui vous touche Avec un délire inouï, 25 La main frémissante qui presse Les vôtres, les soupirs, l'ivresse, Les yeux éteints qui disent Oui, Tout cela, ce n'est qu'un mensonge, Ce n'est qu'un songe évanoui 30 Qui passe comme un autre songe! Quoi! lorsque je mourrai dans un délire fou, Peut-être qu'un autre homme embrassera son cou Malgré ses refus hypocrites, Et quand, se souvenant, mon âme gémira, 35 Dans un spasme semblable elle lui redira Les choses qu'elle m'avait dites! Et sous cet ardent souvenir Du temps qui ne peut revenir Et dont un seul instant vous sèvre, 40 Je me débattais dans la nuit Comme sous un spectre qu'on fuit Dans les visions de la fièvre; Puis je m'endormis, terrassé, Le sein nu, l'écume à la lèvre, 45 Les yeux brûlants, le front glacé. Quand je rouvris les yeux, ô visions étranges! Je vis auprès de moi deux femmes ou deux anges Avec de splendides habits, Toutes les deux montrant des beautés plus qu'humaines 50 Et laissant ondoyer leurs tuniques romaines Sur des cothurnes de rubis. L'une aux cheveux roulés en onde, Étalait haut sa tête blonde Sur les lignes d'un cou nerveux; 55 Ardente comme un vent d'orage, Quand son front commandait l'hommage, Sa lèvre commandait les voeux; L'autre, plus blanche que l'opale, Sous le manteau de ses cheveux 60 Voilait une beauté fatale. Et comme j'admirais en moi ces traits si beaux, Comme dans leurs linceuls les marbres des tombeaux Qu'on aime et devant qui l'on tremble, Toutes deux, entr'ouvrant leurs lèvres à la fois, 65 Déployèrent dans l'ombre une splendide voix Et tout bas me dirent ensemble: Quoi! parce qu'à ton premier jour Un désenchantement d'amour A secoué sur toi son ombre, 70 Tu te laisses ensevelir Dans cet ennui qui fait pâlir Ton front sous une douleur sombre! Viens avec moi, viens avec nous! Nous avons des plaisirs sans nombre 75 Que nous mettrons à tes genoux! -- Oh! s'il en est ainsi, si vous m'aimez, leur dis-je, Si vous pouvez encor pour moi faire un prodige, Rappelez l'amour oublieux! Mais voici que la femme à blonde chevelure 80 M'entoura de ses bras, et, belle de luxure, Mit ses yeux brûlants dans mes yeux. II Viens à moi, dit-elle. Oh! viens sur mon aile, Dans un pays d'or 85 Qu'un nectar arrose, Où tout est fleur rose, Joie, amour éclose, Plaisir ou trésor! Mes sujets par troupes 90 Dans le fond des coupes Aspirent l'oubli! Là jamais de nue, D'amour contenue, De foi méconnue 95 Ou de front pâli! Jamais dans la salle Belle et colossale De lustres éteints, Car dans nos demeures, 100 Tandis que tu pleures, Les jours et les heures Sont tout aux festins! Une longue danse Entoure en cadence 105 L'éternel repas. La danseuse penche Doucement sa hanche, Et sa robe blanche S'ouvre à chaque pas! 110 Les foules ravies Aux tables servies Des plus riches mets, Parmi la paresse Où l'amour les presse, 115 Goûtent une ivresse Qui ne meurt jamais! Un harem frivole Dont le chant s'envole Jusqu'au ciel riant, 120 Pour sa grande orgie Hurlante et rougie A la Géorgie Et tout l'Orient! Quitte, ô blond poëte, 125 La couche défaite, Ce livre connu, Et viens dans la plaine Où sous ton haleine Chaque Madeleine 130 Mettra son sein nu! Oh! si l'espérance Malgré ta souffrance Te sourit encor, Va! laisse pour elle 135 Ta folle querelle, Et viens sur mon aile Dans un pays d'or! III Et je restais muet. Alors la femme pâle, Avec un long sanglot douloureux comme un râle, 140 Frissonna tristement dans un horrible émoi, Prit ma main dans la sienne et cria: C'est à moi! IV Oh! ne l'écoute pas, viens à moi, me dit-elle, Pour t'emporter ce soir j'ai veillé bien des jours; Vois, mon coeur ne bat plus, ma joue en pleurs ruisselle, 145 Mes cheveux déroulés m'inondent; je suis celle Dont les bras s'ouvrent pour toujours! Mon amour éternel est chaste, calme et tendre; Loin du monde aux longs bruits tristes comme un tocsin, Dans mon beau lit de marbre, où tu pourras t'étendre, 150 Tu dormiras longtemps sans jamais rien entendre, La tête appuyée à mon sein. De légères Willis aux tuniques flottantes Feront en se jouant notre lit tous les soirs; Malgré nos lourds rideaux sur nos chairs palpitantes, 155 Souvent nous sentirons s'envoler vers nos tentes Un parfum lointain d'encensoirs. Nous entendrons, parmi nos plaisirs sans mélanges, Des chants mystérieux et plus doux que le miel, Si bien qu'on ne sait pas, tant ces voix sont étranges, 160 Si ce sont des voix d'homme ou bien des lyres d'anges, Des chants de la terre ou du ciel. De même, quelquefois, au-dessus de nos têtes, Nous entendrons aussi frémir des vents glacés, Des zéphyrs ondoyants ou d'ardentes tempêtes 165 Portant des mots de haine ou des chansons de fêtes, Et nous nous dirons, enlacés: Qu'importent maintenant à notre âme cachée Ces flots tumultueux qui changent si souvent? Le bonheur, c'est la nuit, la feuille desséchée, 170 La paresse aux pieds nus, nonchalamment couchée Loin des bruits du monde vivant. Qu'importent maintenant, lorsque tout dégénère, Ces hommes de là-bas à cent choses liés, Qui, ravivant en eux la plaie originaire, 175 Pour atteindre dans l'ombre un but imaginaire Heurtent leurs pas multipliés? Les uns, jeunes enfants dont la cohorte arrive Au banquet somptueux qui caresse leur faim, Sous les lustres dorés et la lumière vive 180 Disent des choeurs joyeux, dont plus d'un gai convive Ne pourra pas chanter la fin. Les autres, gens élus que la foule environne, Redisent un poëme adorable ou fatal, Mais ces fous, qu'un matin la Jeunesse couronne, 185 Tombent, ivres encor, du balcon de Vérone, Sur le grabat d'un hôpital. Et puis c'est une vierge à la candeur étrange Dont les Nuits ont rêvé l'amour délicieux, Mais dont le Ciel avare a voulu faire un ange. 190 Ce sont mille splendeurs éteintes dans la fange En rêvant la clarté des cieux! Luths brisés, chants éteints, glaives qui se provoquent, Tourbillons palpitants, inquiets, alarmés, Choeurs aux voiles d'azur que les haines suffoquent; 195 Ce sont des yeux, des voix, des mains qui s'entre-choquent, Comme des bataillons armés! Tandis que nous aurons une nuit éternelle Que jusqu'au bout des temps rien ne pourra briser! Oh! viens! mes bras sont nus, ma paupière étincelle, 200 Mon coeur s'ouvre à jamais, et pourtant je suis celle Qui ne donne qu'un seul baiser! V Et cette femme pâle, et cette femme blonde, Chacune autour de moi s'enroulant comme une onde, Me redisaient: A qui ton amour hasardeux? 205 Mais une voix cria: Vous mentez toutes deux! VI Et près de moi je vis luire L'inimitable sourire D'une vierge au front charmant, Qui portait, nymphe thébaine, 210 Une lyre au flanc d'ébène, Et dont, je ne sais comment, Le regard et la voix fière Avaient un rayonnement De parfum et de lumière. 215 Belle nymphe aux cheveux d'or! Il vous faut, dit-elle, encor Un convive à votre joie! Mais vous ne m'attendiez pas, Et je guiderai ses pas. 220 Le Seigneur permet qu'il voie Le grand délire charnel, Et son palais qui flamboie Dans un mystère éternel! VII Et tout fut transformé, tout. De ma sombre alcôve 225 Le cadre s'agrandit dans une lueur fauve. Et ce fut un palais, vaste, immense, confus, Une ample colonnade aux innombrables fûts. Dans ce monde peuplé d'un monde de sculptures Grinçaient les oripeaux de mille architectures. 230 Sous de vastes forêts de gothiques piliers Disparaissaient au loin d'étranges escaliers. C'étaient de lourds portails, des trèfles, des ogives, Des rosaces sans fin peintes de couleurs vives, Et, par endroits, jetés dans ce palais sans nom, 235 Des portiques païens, frères du Parthénon. C'étaient des blocs géants, des degrés, des dentelles, Des Chimères ouvrant leurs gigantesques ailes, Des anges, de vieux sphinx, des moines, des héros, Et des dieux verts avec des têtes de taureaux, 240 Qui, rêvant en silence et baissant la paupière, Chantaient confusément la symphonie en pierre. Et moi pendant ce temps je flottais, alité, Entre la rêverie et la réalité. Et je voyais toujours. Au milieu de la salle, 245 Une table brillait, splendide et colossale. Chaque plat ciselé contenait un trésor Détaillé par l'éclat de cent torchères d'or. Le festin fabuleux aux recherches attiques S'illuminait de neige et d'iris prismatiques, 250 Et, comme la lumière, un doux parfum éclos Semblait briller de même et rayonner à flots. Chaque climat lointain, de l'Irlande à l'Asie, Avait donné son luxe ou bien sa fantaisie: Qui ses surtouts d'argent, qui son oiseau vermeil, 255 Qui ses fruits veloutés au baiser du soleil. Et le nectar divin, mystérieux poëme, Emplissait de ses feux les verres de Bohême. Aux uns le doux Aï, roulant dans ses glaçons Tout l'or de la lumière et ses vivants frissons. 260 Aux autres, tourmenté comme dans une cuve, Le breuvage divin que dore le Vésuve. Pour les flacons d'argent façonné, l'hypocras Et les flots pleins d'éclairs de l'immortel Schiraz. Et je voyais s'emplir et se vider les coupes 265 Qu'ornaient des monstres d'or et des Grâces en groupes. Mais ces trésors ardents, ces luxes enviés, Tous n'étaient rien encore auprès des conviés. Car ils étaient plus grands à voir pour des yeux d'homme Qu'un sénat solennel des empereurs de Rome, 270 Ou que les saints élus dont la phalange va Jusqu'au zénith du ciel, en criant: Jéhova! Autour de cette table où les splendeurs sans nombre N'avaient plus rien laissé pour la tristesse ou l'ombre, Froids, divins, et leurs fronts couronnés de lotus, 275 Buvaient tous les don Juans et toutes les Vénus. VIII O don Juans, bien longtemps, artistes de la vie, Affamés d'idéal, vous aviez tous cherché L'amante au coeur divin, sans cesse poursuivie. Et toujours son front pur, dans la brume caché, 280 S'était enfui devant l'éclair de vos prunelles, Comme un rapide oiseau s'envole, effarouché. Reines montrant l'orgueil des pourpres éternelles, Courtisanes de marbre aux regards embrasés, Fillettes de seize ans riant sous les tonnelles, 285 Vous aviez tour à tour meurtri de vos baisers Tout ce qui porte un nom de princesse ou de femme, Sans que vos longs tourments en fussent apaisés. Bourreaux charmants et doux, héros d'un sombre drame, Au-dessus de vos fronts des spectres convulsifs 290 Avaient gémi toujours comme le vent qui brame; Cependant, effleurant avec vos doigts pensifs Les lys délicieux que le zéphyr adore, Et serrant sans repos entre vos bras lascifs Mille vierges enfants que la beauté décore 295 Et qui cachent l'extase en leurs seins palpitants, Toujours vous aviez dit: Ce n'est pas elle encore! Et vous, pâles Vénus! longtemps, oh! bien longtemps, Même pour des mortels, sur vos lits de Déesses Vous aviez dénoué vos beaux cheveux flottants 300 Et, comme un flot, versé leurs superbes ivresses, Mais sans jamais, hélas! pouvoir trouver celui Dont votre ardente soif implorait les caresses. Et toujours emportant votre sauvage ennui, O victimes du dieu qui de nos maux se joue, 305 A travers les chemins longtemps vous aviez fui, Tremblantes sous le fouet horrible que secoue Le vieux titan Désir, tyran de l'univers, Et dont le vent cruel souffletait votre joue! Mais, ô don Juans, et vous, blanches filles des mers, 310 Sous les feux merveilleux du lustre qui flamboie, Après tant de travaux et de regrets amers, Vous savouriez enfin le repos et la joie. IX A ce festin, plus froids que le flot du Cydnus, Buvaient tous les don Juans et toutes les Vénus. 315 D'abord tous les don Juans des pièces espagnoles Ayant le fol orgueil de leurs amours frivoles. Et puis tous ces don Juans sans nulle profondeur Qui tuaient pour la forme un petit commandeur. Puis, après ces bandits, le don Juan de Molière 320 Avec sa théorie atroce et singulière. Le don Juan de Mozart et celui de Byron, Tous deux songeant encore à leur Décaméron; Et celui qui trouva chez notre Henri Blaze L'amour qui sauve après la volupté qui blase. 325 Et ce don Juan, pareil au poëte persan, Que Musset déguisa sous le surnom d'Hassan; Et, plus lourd qu'un archer du temps de Louis onze, Celui qui descendit d'un piédestal de bronze. A ce festin royal, couronnés de lotus, 330 Buvaient tous les don Juans et toutes les Vénus: La Vénus Aphrodite ou l'Anadyomène, Caressant les cheveux d'un triton qui la mène; Vénus Hélicopis au regard doux et prompt, Vénus Basiléia, le diadème au front; 335 Cypris, Vénus Praxis, et Vénus Coliade, Guerrière dont la danse est toute une Iliade; Puis Vénus Barbata, puis Vénus Argynnis, Qui tient dans une main les flèches de son fils; Vénus Victrix sans bras, Astarté, ce prodige, 340 Et Vénus Mélanide, et Vénus Callipyge; Et celles dont Paphos a connu les douceurs, Et les Vénus avec des carquois de chasseurs; Et Vénus Pandémie et Vénus de Cythère, Courant d'un pas rapide et sans toucher la terre; 345 Celle de Titien, allongeant sur son lit Son corps d'ambre, et ses bras que le temps embellit; Et celle dont Corrège, en sa grâce première, Caressait les seins nus dans la chaude lumière. Là, plus blancs que les fronts neigeux de l'Imaüs, 350 Buvaient tous les don Juans et toutes les Vénus. La reine de ces jeux était la femme blonde Qui d'abord près de moi parlait d'amour profonde. Et les gens de la fête, émus à son aspect, Semblaient la regarder avec un grand respect. 355 Par terre, dans un coin, dormait la femme pâle, Avec une attitude insoucieuse et mâle. Dans ses longs doigts aussi dormait un chapelet, Où l'ivoire à des grains d'ébène se mêlait. Pour servir au festin, de très belles servantes 360 Apportaient les plats d'or avec leurs mains savantes: C'était d'abord la soeur des grands astres, Phoebé, Dont le regard d'argent sur la terre est tombé; Puis Hélène de Sparte, insaisissable proie De tes enfants, Hellas, combattant devant Troie; 365 Et Rachel, et Judith la femme au bras nacré, Ensanglantée encor de son crime sacré; Et celle d'Orient, la jeune Cléopâtre, Dont la lèvre de flamme éblouissait le pâtre; Et la Rosalinda, qui chante sa chanson 370 De rossignol sauvage, en habit de garçon; Et toutes les beautés que les yeux de poëtes Vêtirent de rayons pour les plus belles fêtes. Tous ces convives fous avaient la joie au coeur Et chantaient. Or, voici ce qu'ils chantaient en choeur: X 375 Je bois à toi, jeune Reine! Endormeuse souveraine, Oublieuse des soucis! Car c'est pour bercer ma joie Que ton caprice déploie 380 Les lits de pourpre et de soie, Charmeresse aux noirs sourcils! Ta folle toison hardie Brille comme l'incendie. Hôtesse du flot amer, 385 Ta gorge aiguë étincelle Dans un rayon qui ruisselle; Tu gardes sous ton aisselle Tous les parfums de la mer. Ta chevelure est vivante. 390 Elle frappe d'épouvante Le lion et le vautour: Sur ton beau ventre d'ivoire S'éparpille une ombre noire, Et tu marches dans ta gloire, 395 Superbe comme une tour. O Déesse protectrice! Heureux, ô sage nourrice, L'athlète aux muscles ardents Qui tout couvert de blessures, 400 D'écume et de meurtrissures, Appelle encor les morsures De ta lèvre et de tes dents! Toi seule, ô bonne Déesse, As l'incurable tristesse 405 De l'étoile et de la fleur Sous l'or touffu qui te baigne; Et ton désespoir m'enseigne Sur ton flanc glacé qui saigne L'extase de la douleur. 410 Honte au coeur timide! Il trouve Sous ta figure, la louve Qu'il nomme Réalité. Mais à celui qui t'adore Ta main, où tout flot se dore, 415 Verse, ô fille de Pandore, Un vin d'immortalité! XI Et parfois, regardant vers les enchanteresses, Les don Juans se levaient, altérés de caresses. Ils allaient tour à tour baiser les seins neigeux 420 De toutes les Vénus, en leurs terribles jeux. Et lorsqu'ils avançaient encor, la femme blonde Les serrait sur la chair de sa gorge profonde. Mais eux, sans être émus par ces rudes efforts, Ils retournaient s'asseoir plus graves et plus forts. 425 Et je vis des enfants avec la face blême Se glisser dans la salle et faire aussi de même. Or, quand la courtisane aux blonds cheveux ambrés Les étreignait, vaincus, avec ses bras marbrés, Ils tombaient; aussitôt la dormeuse fatale 430 S'éveillait pour les mordre avec ses dents d'opale. XII Chose horrible! Ils n'étaient d'abord que quelques-uns Noyant leur âme vierge à ces âcres parfums; Mais bientôt une foule Au festin monstrueux s'amassa follement, 435 Et je les vis tomber, privés de sentiment, Comme un mur qui s'écroule. Ils allaient! déchirés par quelque étrange faim, Sans entrevoir le but, sans regarder la fin, Pris dans un noir vertige; 440 Et chacun, l'oeil éteint et le front dans les cieux, Tombait, en murmurant des mots harmonieux, Lys inclinant sa tige. Et l'ivresse augmenta. Par degrés, éperdus Tous chancelaient. A voir tous leurs corps étendus 445 Près du marbre des portes, On eût dit, aux glaçons, à la blancheur de lys De ces rêveurs couchés, une Nécropolis Pleine de choses mortes. Alors, plus j'en voyais tomber autour de moi, 450 Hasard étrange! et plus dans un divin émoi Je me sentais revivre. Enfin, glacé d'attente et chaud de leurs baisers, Je sentis tressaillir mes membres embrasés Et je voulus les suivre. 455 Mais la vierge à la lyre eut un air abattu Et me prit par la main en disant: Connais-tu Ces deux beautés de neige? Moi je voulus partir et je répondis: Non! -- L'une est la Volupté, dit-elle, c'est son nom. 460 -- Et l'autre? demandai-je. -- Cette fille si pâle, aux baisers si nerveux, Qui se laisse oublier et dort dans ses cheveux? C'est la Mort qu'on la nomme. Et malgré ces deux noms effrayants, j'allai pour 465 Baiser aussi les seins des Vénus, fou d'amour, N'ayant plus rien d'un homme. Dès le premier baiser je ne sais quelle peur Me vint, et je fléchis, livide de stupeur, Comme en paralysie. 470 A mon réveil, autour du lustre qui pâlit, Ces visions fuyaient. Seule auprès de mon lit Restait la Poésie. C'est l'enfant à la lyre, aux célestes amours, Que depuis j'ai suivie, et que je suis toujours 475 Dans son chemin aride. Voilà pourquoi, souvent sur mon front fatigué, On voit, dans les éclats du rire le plus gai, Grimacer une ride. Décembre 1842.

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