Ceux qui meurent et ceux qui combattent
                                     Épisodes et fragments


                         V
                 La Vie et la mort

     J'ai vu ces songeurs, ces poëtes,
     Ces frères de l'aigle irrité,
     Tous montrant sur leurs nobles têtes
     Le signe de la Vérité.

5    Et près d'eux, comme deux statues
     Qui naquirent d'un même effort,
     Se tenaient, de blancheur vêtues,
     Deux vierges, la Vie et la Mort.

     J'ai vu le mendiant Homère,
10   Le grand Eschyle au coeur sans fiel,
     Chauve, et dans sa vieillesse amère
     Insulté par le vent du ciel;

     J'ai vu le lyrique Pindare,
     L'élève divin de Myrtis
15   Dont un roi prenait la cithare,
     Comme le chevreau broute un lys;

     J'ai vu mon père Aristophane
     Blessé par des mots odieux,
     Et devant le peuple profane
20   Défendant Eschyle et ses Dieux;

     J'ai vu buvant la sombre lie
     De ses calices triomphants,
     Sophocle, accusé de folie
     Et maltraité par ses enfants;

25   J'ai vu portant l'affreux stigmate,
     Ovide fugitif, buvant
     Le lait d'une jument sarmate
     Au désert glacé par le vent;

     J'ai vu Dante en exil, et Tasse
30   Abandonné par sa raison,
     Collant sa face morne et lasse
     Aux noirs barreaux de sa prison.

     Pareil au lion qui soupire
     Sous le vil fouet de ses gardiens,
35   Hélas! j'ai vu le dieu Shakspere
     Aux gages des comédiens;

     J'ai vu Cervantes, pauvre esclave,
     Au bagne exhalant ses sanglots,
     Et Camoëns sanglant et hâve
40   Luttant dans l'écume des flots;

     J'ai vu, tant le destin se joue
     En des caprices insensés,
     Corneille marchant dans la boue
     Avec ses souliers rapiécés,

45   Et Racine, cet idolâtre,
     Tombant les regards éblouis
     Par le tonnerre de théâtre
     Que lançaient les yeux de LOUIS,

     Et Chénier, dont le trait rapide
50   Atteignait sa victime au flanc,
     Versant sur l'échafaud stupide
     La belle pourpre de son sang.

     Brillant de la splendeur première,
     Tous ces grands exilés des cieux,
55   Tous ces hommes porte-lumière
     Avaient des astres dans leurs yeux.

     Lorsqu'elle frappait notre oreille
     Avec le bruit du flot amer,
     Leur voix immense était pareille
60   A la tumultueuse mer,

     Et leur rire plein d'étincelles
     Semblait lancer dans l'aquilon
     Des flèches pareilles à celles
     De l'archer Phoebus Apollon.

65   Pourtant sans foyer et sans joie,
     Sous les cieux incléments et froids
     Ils traînaient leur misère, proie
     De la foule, ou jouet des rois.

     Et dans ses colères, la Vie,
70   Brisant ce qui leur était cher,
     D'une dent folle, inassouvie,
     Mordait cruellement leur chair.

     Les mettant dans la troupe vile
     Des mendiants que nous raillons,
75   Elle les poussait dans la ville
     Affublés de sombres haillons;

     Sur eux acharnée en sa rage,
     Et voulant les réduire enfin,
     Elle leur prodiguait l'outrage,
80   La pauvreté, l'exil, la faim,

     Et les pourchassait, misérables
     Qui n'espèrent plus de rachats,
     Ayant tous leurs fronts vénérables
     Souillés de ses impurs crachats!

85   Mais enfin la compagne sûre
     Venait; la radieuse Mort
     Lavait tendrement la blessure
     De leurs seins exempts de remord.

     Ainsi que les mères farouches
90   Qui sont prodigues du baiser,
     Elle les baisait sur leurs bouches
     Doucement, pour les apaiser.

     Sous leurs pas, ainsi qu'une Omphale,
     Elle étendait au grand soleil
95   La rouge pourpre triomphale
     Pour leur faire un tapis vermeil,

     Et sur leurs fronts brillants de gloire
     Devant le peuple meurtrier,
     Avec ses belles mains d'ivoire
100  Elle attachait le noir laurier.

TABLE -- Table des Matières
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