A Auguste Supersac

Auguste, mon très bon, qui toujours as fléchi Pour les yeux en amande, Sais-tu qu'hier matin j'ai beaucoup réfléchi Et que je me demande 5 Pourquoi décidément ce monde où nous rions A tant de choses sombres, Et pourquoi Dieu n'a mis que de faibles rayons Dans un océan d'ombres? Pourquoi les champs, les prés, les montagnes, les cieux, 10 Les forêts, les prairies, Ne sont pas tout soleil, comme ces vases bleus Pleins de chinoiseries? Pourquoi près de l'éloge, ô mon alter ego! Rampe la diatribe, 15 Près du Musset charmant et du Victor Hugo Le Bourgeois et le Scribe? Pourquoi la belle femme incessamment voudra Êum;tre le lot d'un pleutre, Et pourquoi nous allons étonner Sumatra 20 Par nos chapeaux de feutre? Pourquoi de la cithare et du haut brodequin Le trépas se combine, Et pourquoi c'est toujours ce vieux fat d'Arlequin Dont s'éprend Colombine? 25 Pourquoi nous achetons avec un vrai transport Tant de meubles rocaille, Et pourquoi dans le lit, lorsque l'Amour s'endort, La Satiété bâille? Pourquoi tout ce qui brille est, excepté l'argent, 30 Un bagage inutile? Pourquoi rampe toujours au fond du lac changeant Quelque hideux reptile? Quand on aurait pu faire un monde jeune et beau Plein de choses sans voiles, 35 Où tout serait zéphyr, où tout serait flambeau Et pensives étoiles! Où sur des fleuves d'or et sur l'azur sans fin Des eaux mélancoliques, On aurait à son gré l'épaule d'un dauphin 40 Pour voitures publiques! Où, comme telle Agnès avec un seul jupon Notre terre étant plate, On verrait d'ici luire au pays du Japon Une fleur écarlate! 45 Comme on retrancherait le chemin du tombeau, Ce chemin où nous sommes, Et qu'en ce pays-là chacun serait très beau, Les femmes et les hommes, L'Enfant Amour saurait à l'âme de chacun 50 Souffler ses folles gammes, Et viendrait caresser d'un céleste parfum Les hommes et les femmes. Au lieu de nos brigands dont le flâneur risqua De subir les principes, 55 Les routes n'auraient plus que des fleurs d'angsoka Et de larges tulipes. On y verrait courir sous leurs diamants lourds, Et pleines de folie, En souliers de satin, en robes de velours, 60 Rosalinde et Célie. Nous serions leurs amants et leurs amphitryons, Et pour nos équipages, Nous autres Orlandos, nous les habillerions En casaques de pages. 65 Alors elles iraient, en pourpoint mi-parti, Chercher des coupes pleines De ce nectar divin, le Lacryma-Christi, Qui coulerait aux plaines. Et comme elles seraient notre ange, notre amour 70 Et notre page rose, Elles nous serviraient de compagnons le jour, Et la nuit d'autre chose. Ou bien elles auraient des arcs et des carquois En chasseurs d'alouettes, 75 Nous diraient des chansons, rouleraient de leurs doigts Nos molles cigarettes, Avec la soie et l'or feraient pour les amants De merveilleuses trames, Déchireraient en bloc nos vers et nos romans 80 Et brûleraient nos drames. J'oubliais de te dire, à ce qu'il me paraît, Une chose importante! Comme ici-bas, chacun, où bon lui semblerait, Pourrait planter sa tente, 85 Et libre d'être gueux et de tenir son rang Sous la tiède atmosphère, Sans écrire de prose et sans verser de sang Y vivre à ne rien faire, Tous les gens que la Mort a mis sur les genoux 90 Et couverts de son aile Pourraient se réveiller pour goûter avec nous Cette vie éternelle. Alors, observateurs, refaisant un travail D'époques espacées, 95 Nous pourrions ce jour-là choisir dans le sérail Des nations passées; Faire avec Cléopâtre, ange, femme et bourreau, Un gueuleton insigne, Et, comme Léander, aller chercher Héro 100 En nageant comme un cygne; Courtiser Messaline, infante aux sens troublés, Très belle, quoi qu'on fasse, Ou Camille, aux bras nus, qui courait sur les blés Sans courber leur surface; 105 Avoir Ève, Judith, Phèdre, Hélène, Thisbé, Suzanne, ce prodige, Marion, cette fange où l'or pur est tombé, Toi, Vénus Callipyge! Il me semble que tout serait rare et profond 110 Dans cette fête énorme, Et qu'on y trouverait son compte pour le fond Autant que pour la forme. Pourquoi partout le mal vient-il donc à son tour? Près du berceau la tombe, 115 Le bourbier près du flot de cristal, le vautour Auprès de la colombe? Pourquoi l'abîme creux sous le gazon des champs, Dont nos âmes sont aises? Pourquoi sous les beaux yeux et les limpides chants 120 Tant de choses mauvaises? C'est peut-être que Dieu, qui met le diamant Dans une pierre close Et le serpent sous l'herbe, a placé son aimant Au fond de chaque chose. 125 Et, comme en chaque rêve adorable ou fatal, En tout ce qui respire, C'est toujours sous le bien que se cache le mal, Et le beau sous le pire; Où l'un trouve à plaisir des monstres effrayés 130 Et des replis sans nombre, L'autre voit des gazons et des chemins frayés, Pleins d'harmonie et d'ombre. Ainsi, quand des méchants contre le feu vainqueur La colère s'édente, 135 Nous autres, nous savons au fond de notre coeur Garder la lampe ardente. Qu'ils voient dans l'avenir et couvent dans leur sein Le malheur et l'envie, Le calcul soucieux de quelque noir dessein 140 Qui leur use la vie! Mais nous, insoucieux du mal et du tombeau, Tournons les yeux sans cesse Vers ce que Dieu jeta de suave et de beau Parmi notre paresse! 145 Les chansons des oiseaux chez nous expatriés, Les transparentes gazes, Les tulipes en or, les champs coloriés, Les caprices des vases, Les lyres, les chansons, les horizons de feu, 150 Le zéphyr qui se pâme! Pourquoi chercher ailleurs l'azur du pays bleu? Nous l'avons dans notre âme. Avril 1842.

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