Aaux amis de Paul

O Seigneur! que fais-tu des voix et des yeux d'ombre Et des pleurs à genoux! La nuit silencieuse avec son aile sombre A passé devant nous. 5 Hier, nous étions tous réunis, jeunes hommes Aux rêves palpitants, Gais, faisant rayonner sur la route où nous sommes La foi de nos vingt ans; Sages bohémiens aux colères frivoles, 10 Aimant au jour le jour, Et ne disant jamais que de bonnes paroles D'espérance ou d'amour. Et cependant, au lieu d'échanger sans mystère Mille riants propos, 15 Nous avions tous le front incliné vers la terre Dans un morne repos. C'est que la terre, hélas! cet asile et ce havre De plaines et de monts, Venait, hier encor, d'engloutir un cadavre 20 De ceux que nous aimons; C'est qu'il faut ici-bas que l'heureuse promesse N'ait pas de lendemain, Et qu'il dort maintenant, l'ami plein de jeunesse Qui nous serrait la main! 25 Il dort comme autrefois, mais c'est sous une pierre Que fouleront nos pas, Et la nuit l'enveloppe, et sa jeune paupière Ne se rouvrira pas! Et quand les fleurs de Mai fleuriront sous la glace 30 Pour une autre saison, Sur la terre foulée et sur la même place Renaîtra le gazon. Alors tout sera dit. Parmi les rameaux d'arbre Et les touffes de fleurs 35 Les regards du passant verront à peine un marbre Taché de quelques pleurs. Alors, sans y penser davantage, la foule Aux regards effrayés Suivra docilement le ruisseau qui s'écoule 40 Dans les chemins frayés. Mais nous qui savons tous combien son cher sourire Fut charmant et vainqueur, Et qui dans son regard avons toujours vu luire Un reflet de son coeur, 45 Soit que la joie à flots verse dans nos poitrines Ses trésors épanchés, Ou que l'ennui morose et les tristes ruines Courbent nos fronts penchés, Nous dirons à la Mort: Pourquoi donc sous ton aile 50 As-tu mis le meilleur De ceux qui nous prenaient une part fraternelle De joie et de douleur? Paul qui sentait jadis de chauds baisers de flamme Sur son front jeune et beau, 55 N'a pour le caresser à présent, corps sans âme, Que le ver du tombeau. Oh! n'éprouve-t-il pas dans un terrible songe Mille frissons nerveux, Quand l'insecte, caché dans son orbite, ronge 60 Son crâne sans cheveux! Et pensant à sa vie, à l'aurore si brève Qui sur son front a lui, Nous baisserons la tête, et comme dans un rêve Nous pleurerons sur lui. 65 Car il était de ceux pour qui la vie est douce Et sur qui cette mer Qu'un ouragan sur nous incessamment repousse, N'a rien laissé d'amer. Eh bien! en regardant ceux qui vivent ou meurent, 70 Ces destins répartis, Dieu sait ceux qu'il faut plaindre, ou bien ceux qui demeurent Ou ceux qui sont partis! Car tandis qu'ici-bas des mains impérieuses Bâillonnent tous nos chants, 75 Et qu'il nous faut lutter contre les voix rieuses Et les hommes méchants; Quand nous cueillons la fleur ou l'amante profane Avec un doux serment, Et lorsque sur nos coeurs la fleur rose se fane 80 Et que la lèvre ment; Quand versant les trésors dont notre âme est si pleine, Dans le riant matin Nous marchons, à travers une sinistre plaine, Vers le but si lointain, 85 Lui que nous croyons voir, ô folle rêverie! D'un oeil épouvanté, Goûte suavement sans que rien le varie, Le repos si vanté. Les bruits que font ici les hommes et les choses 90 Battus par leurs destins, Ne parviennent là-bas qu'à travers mille roses, Comme des chants lointains. Et l'Ame délivrée, auguste soeur des vierges, Êum;tre immatériel, 95 Vole, blanche, à travers les draps noirs et les cierges, Vers les palais du ciel! Car ils avaient raison, ces sages aux longs jeûnes Qui sous un ciel de feu Disaient: Tout est néant, et ceux qui meurent jeunes 100 Sont les aimés de Dieu! Mai 1842.

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