A Gil Blas pour l'anniversaire de sa naissance

Souris! parle! invente! joue! Donc, en dépit des: hélas! Ayant des fleurs sur ta joue, Tu grandis, petit Gil Blas! 5 Et te voilà, dans ce siècle De Judic et de Renan, Bien moins vieux que sainte Thècle, Mais, en somme, âge d'un an! Et ta chevelure pousse, 10 Proie offerte à Dalila. Un an, Gil Blas, et le pouce... Mais c'est un âge, cela! Ton sang de pourpre circule Dans tes membres souverains, 15 Et, comme un petit Hercule, Déjà tu cambres tes reins. Ainsi qu'un dieu te l'accorde, Tu tends, mime éblouissant, Ton bel arc, où sur la corde 20 S'ajuste un trait frémissant; Et déjà tes yeux dociles Au regard doux et moqueur Ont visé les imbéciles Pour les frapper en plein coeur! 25 Oh! parmi ces bons apôtres, Viens fondre comme un gerfaut! Sois mauvais comme les autres Et méchant quand il le faut! Va! fouaille mainte pécore! 30 Mais, clown aux grelots d'argent, Sache bien qu'il est encore Plus malin d'être indulgent! Car tout charme, vers ou prose, Lorsque la bonté fleurit 35 Sur une lèvre de rose, Dans les flammes de l'esprit. Oui, l'esprit, l'esprit sans digue, L'esprit et l'esprit encor: Jette-le, comme un prodigue 40 Disperse au vent son trésor! Que ton coeur exulte ou saigne, Crois que le bon rituel Est celui qui nous enseigne L'art d'être spirituel. 45 Et surtout garde la joie Comme un bien très précieux: Que toujours elle flamboie Dans ton rire et dans tes yeux! Tes jours n'ont rien de sévère; 50 Ils sont bons, savoure-les, Et remplis ton large verre A l'outre de Rabelais! Souviens-toi que La Fontaine, Admiré des cieux jaloux, 55 Ne prenait pas de mitaine Pour causer avec les loups; Que ton gai caprice vole Vers les divins enchanteurs, Et dans leur langue ivre et folle 60 Cause avec les vieux conteurs! Il est souvent efficace Pour un esprit tourmenté De relire dans Boccace Un conte bien pimenté; 65 Marguerite de Navarre, La chasseresse d'Amours, Ne se montre point avare De bons mots et de bons tours; Les Cent Nouvelles nouvelles 70 Égrènent leurs diamants, Et jettent dans les cervelles Un tas de rêves charmants; Et le bon seigneur Brantôme, Sans nulle sévérité, 75 Déshabille en plus d'un tome La déesse Vérité. Ces maîtres en l'art d'écrire, Gens d'honneur et de vertu, Sauront t'apprendre à bien rire: 80 Et pourquoi pleurerais-tu? Paris, que l'Amour gouverne, Par les louves allaité, Est une aimable caverne, Charmante, hiver comme été. 85 Et c'est là que se démène, Agile et faisant son train, Cette Comédie Humaine Dont le souffleur est Vautrin! Tout est gai, tout est comique, 90 Tout est matière à paris Dans la savante mimique De ce singulier Paris. Il trouve la mode! il l'outre! Il sait, pour donner le ton, 95 Vêtir de martre et de loutre Cidalise et Jeanneton. Et doucement, comme un pâtre, Il promène autour du lac Catinette et Cléopâtre, 100 Qui mettent les coeurs à sac! Vois cette bizarre ville Où maint grec fait sauter l'as D'une façon fort civile, Et ris bien, petit Gil Blas! 105 Là se mêle la gadoue Avec les perles d'Ophir Et les beaux cuirs de Cordoue; Et c'est le même zéphyr Qui caresse avec délices 110 Les ors, les tissus anciens, Effleure les crânes lisses Des académiciens, Et qui devinant, plein d'aise, Plus de trésors que n'en a 115 Rothschild, effarouche et baise Les épaules de Nana! Tandis que son oeil s'allume, Vois-tu le blême Lousteau Saisir en hurlant sa plume 120 Comme on saisit un couteau? Ève sur don Juan se greffe, Et sur son coeur, en chemin, Vois-tu madame Marneffe Meurtrir tout le genre humain? 125 Jocrisse, invoquant la fée Qui remplit d'un doux émoi Le luth, dit: Je suis Orphée! Jeannot dit: Balzac, c'est moi! O l'étrange mascarade! 130 Pompeux et superbe à voir, Bobèche fait sa parade Dans le monde, en habit noir! L'éclectique Messaline En courant son guilledou, 135 Chante sainte Mousseline Sur un thème de Sardou; Et plus loin le duc Alphonse, Ardent comme un léopard, Dans le bois sombre s'enfonce 140 Avec madame d'Espard. La Comédie éternelle S'agite comme il lui plaît. Là, voici Polichinelle Qui met la toque d'Hamlet; 145 Et voulant se faire mordre, Un nabab autrichien Décoré de plus d'un ordre, Flirte avec Zoé Chien-Chien. Oh! Gothon, vertu farouche! 150 Béatrix, l'injure au bec! Oh! le financier Cartouche! Le philanthrope Gobseck! Oh! Séraphita qui fume! Agnès disant: palsambleu! 155 Gavroche qui se parfume! Iris qui boit du vin bleu! Pierrot qui, l'âme accroupie, Prend des airs d'Agésilas! Quelle mine de copie! 160 Tu peux travailler, Gil Blas! Va! que ton art se déploie. Mais ce siècle agonisant A surtout besoin de joie: Avant tout, sois amusant! 165 Garde ta gentille escrime En dépit des envieux. Il est bon d'être sublime, Mais être amusant, c'est mieux. Sois très bon pour le génie. 170 Ne le traite pas, hélas! Ainsi qu'une Iphigénie. S'il paraît, mon cher Gil Blas, Montre de l'enthousiasme, Allume un brillant quinquet! 175 Notre art est dans le marasme, Disait jadis Bilboquet; Mais après tous nos désastres, Ne sois pas pharisien: S'il se lève enfin des astres 180 Dans le ciel parisien; Si dans notre azur funèbre Ils s'allument, tout vermeils, Dis-le bien vite, et célèbre Ce nouveau tas de Soleils. 185 C'est en vain que tu soupires! Ils ont droit à leurs Herschels. Sois juste pour nos Shaksperes Et galant pour nos Rachels. Admire les blanches gammes 190 De la neige dans un bain; Sois toujours aimé des femmes, Comme le fut Chérubin. Enfin, sur la politique, Où s'escrime plus d'un chef, 195 Dis ton mot: qu'il soit caustique Et malin, rapide et bref! Cours de surprise en surprise, Et va, fuyant tout réseau, Agile comme la brise 200 Et léger comme l'oiseau! Décembre 1880.

TABLE -- Table des Matières
Retour à la page Banville