A Paul Legrand

Ami Paul, que j'ai vu souvent Baigné par les feux électriques D'un soleil flambant et mouvant, Je t'adjure en ces vers lyriques. 5 Il ne faut plus de longs discours Désormais, pour être sublime; Il n'en faut même pas de courts. La mode est à la pantomime. Ce genre qui déjà m'allait, 10 Encor plus profond que futile, Depuis Félicia Mallet Remplace le drame inutile. Je vois flotter un blanc sarrau Que surmonte un pâle visage, 15 Et le grand aïeul Deburau Apparaît dans le paysage. Plus svelte qu'un glorieux lys, D'un geste simple il te désigne, Toi qui, seul, comme lui jadis, 20 As droit à la blancheur du cygne. O mon cher Paul, ami Pierrot, Paul Legrand, qui sus toujours être Ce naïf et divin maraud, Viens et reprends ta place, maître. 25 Dans un rêve artificiel, Comme on caresse l'air de bulles De savon, pleines d'arc-en-ciel, Ressuscite les Funambules. Un vêtement blanc sur le flanc, 30 Où glisse la brise farouche, Étends une couche de blanc Sur ton nez, ta joue et ta bouche. Et follement, vers l'idéal Marche, guidé par ton génie, 35 Passant, dont le front lilial Abrite la sainte ironie. Sans que rien t'en puisse empêcher Viens, suis Urgèle et son cortège; O cygne, lys, fleur de pêcher; 40 Gracieux bonhomme de neige! Poursuis le riant Arlequin, Dont le délire fou combine Un tas de ruses de coquin Pour embobiner Colombine. 45 Plutôt, ne le poursuis pas! Feins De vouloir tout réduire en cendre Et d'imaginer des trucs fins Pour servir Léandre et Cassandre. Mais laisse les divins amants 50 Suivre la route coutumière Dans les bleus éblouissements De la joie et de la lumière. Paul, mon ami, pour inventer Cette délicieuse fête 55 Que le doux Gautier sut vanter, Il n'est pas besoin de poëte. Amour, bien assez inventif Pour y suffire, ne harnache Pas d'imparfaits du subjonctif, 60 Ni d'épithètes à panache. Même, avec ses yeux de saphir, Auprès de vous la Rime est une Esclave, et ne doit qu'obéir Quand on la fait taire. O fortune! 65 Afin de ne pas nous glacer Avec des mots que l'on rature, Amour est là, pour remplacer Toute vaine littérature. Se jouant ainsi qu'il le doit, 70 Il sait faire la scène à faire, Sans qu'on la désigne du doigt. La réussir est son affaire. D'ailleurs, fier comme d'Assoucy Et plus conquérant que Thésée, 75 N'ayant jamais pris nul souci De la critique (elle est aisée!), Il dédaigne l'abonnement Dont les frais onéreux nous pèsent, Et la scène est, tout bonnement: 80 Deux bouches en fleur qui se baisent. 11 novembre 1890.

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