Les deux Soleils

Comme deux rois amis, on voyait deux soleils Venir au-devant l'un de l'autre. Victor Hugo, Le Feu du Ciel. Celui qu'une noire tribu De sauterelles accompagne, Le vaillant roi Guillaume a bu Quelques bouteilles de champagne. 5 Il rit. Pas de rébellion Dans sa toute-puissante armée, Et dans sa tête de lion Monte la joyeuse fumée. Héros que l'Épouvante suit, 10 Rêvant carnage et funérailles, Il erre tout seul dans la nuit A travers le parc de Versailles. Et fier comme un dieu sur son char, Il se voit, lui, faiseur de cendre, 15 Avec le laurier de César Et la crinière d'Alexandre. Il erre, exprimant sous le ciel Sa joie aux astres exhalée En des mots plus doux que le miel; 20 Mais voici qu'au bout d'une allée De charmille, vert corridor, Il voit, doré jusqu'à la nuque, Un fantôme ruisselant d'or Coiffé d'un spectre de perruque. 25 C'est Louis Quatorze. Le Roi Soleil, qui n'est plus qu'un fantôme, Dit sans colère et sans effroi Ces paroles au roi Guillaume: Salut, mon frère. J'ai connu 30 L'orgueil de semer les désastres; J'étais comme un Apollon nu, J'étais Soleil parmi les astres. Je lançais, entouré de feu, Sur les peuples, foules serviles, 35 Mes flèches d'or, ainsi qu'un dieu; J'étais le grand preneur de villes. J'allais traitant les potentats Comme l'arbre aux minces ramilles, Taillant à mon gré les États 40 Et la figure des charmilles. Je buvais le vin de l'amour Sur les lèvres de La Vallière, Et c'est moi qui faisais le jour, Et j'avais pour valet Molière! 45 Infirme et vieux, sous mon talon Je foulais encore les cimes Avec le masque d'Apollon, Et mes flatteurs aux voix sublimes M'appelaient encore Soleil 50 En leurs phrases que le temps rogne, Quand, déjà fétide et vermeil, Je n'étais plus qu'une charogne. Octobre 1870.

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