Le Mourant

[Le Soldat.] Dans la fumée affreuse et noire, Ayant du sang jusqu'aux genoux, Il nous faut suivre la Victoire Sans regarder derrière nous! 5 O mon vaillant frère, pardonne! Moi, je me sens désespérer, Car tu meurs, et je t'abandonne. Ah! du moins, laisse-moi pleurer. [Le Mobile.] Non! car je meurs ivre de joie! 10 Va, suis là-bas nos tirailleurs Que le canon blesse et foudroie; Je n'ai pas besoin de tes pleurs. Mon sang inonde les clairières; Mais, ô jour longtemps souhaité! 15 J'en vois naître ces deux guerrières, La Vengeance et la Liberté! [Le Soldat.] Mais tu t'en vas, si jeune encore! [Le Mobile.] Frère, ce qui remplit mes yeux Ce n'est pas la nuit, c'est l'aurore. 20 Va combattre. Je suis joyeux. [Le Soldat.] Une douce lèvre fleurie Sans doute eût béni ton retour! [Le Mobile.] Ma fiancée est la Patrie! Qu'elle ait mon dernier cri d'amour! [Le Soldat.] 25 Et plus tard, dans ta maison close, Des enfants, beaux comme des lys, T'auraient tendu leur bouche rose. [Le Mobile.] Ceux-là qui vaincront sont mes fils! Que l'azur sur leurs têtes brille! 30 Ils vont me suivre et me venger. On n'a ni maison ni famille Sous le talon de l'étranger. [Le Soldat.] Et ta mère, au front angélique! [Le Mobile.] Orpheline par mon trépas, 35 Je la lègue à la République. Va donc, et ne me pleure pas. [Le Soldat.] Je ne pleure plus, je t'envie! Exhale en paix d'un coeur fervent Le dernier souffle de ta vie! [Le Mobile.] 40 Le clairon t'appelle. En avant! Novembre 1870.

IDYLLES PRUSSIENNES -- Table des Matières
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