La Flêche

Germains! venus de vos royaumes Avec un détestable espoir, Voyez-vous ce choeur de fantômes Qui semblent sortir du ciel noir? 5 Blêmes sur les vagues ténèbres, Ils souffrent d'horribles tourments En voyant vos exploits funèbres, -- Et ce sont les grands Allemands! C'est Herder et c'est Kant, génies 10 Parmi le peuple des esprits; C'est Lessing, dont vos gémonies Excitent le noble mépris; C'est Goethe, dont le front splendide Sur vous comme un astre avait lui, 15 Qui de son regard de Kronide Vous foudroie, et c'est, après lui, Ce roi d'une foule éternelle, Ce pur, ce glorieux Schiller Baissant jusqu'à vous sa prunelle 20 D'où jaillit un farouche éclair. O Germains! que vos rois se louent De recoudre leurs vieux États: Ces divins spectres désavouent Leurs lauriers et leurs attentats! 25 Et lui, ce poëte lyrique Dont la Muse avait déchiré Toute leur pourpre chimérique; Lui, le Prussien libéré, Heine, le fils d'Aristophane, 30 Sous le succès empoisonneur Voit, comme une fleur qui se fane, Se sécher votre antique honneur! Et, comme vos hommes de proie Vantent leur triomphe, -- si laid! 35 En son inextinguible joie Il en rit, comme un dieu qu'il est! Puis le front tourné vers la horde Que mènent monsieur de Bismarck Et son vieux maître, il tend la corde 40 Effrayante de son grand arc, Et, visant à leurs coeurs de glace, Vengeur dédaigneux et serein, De sa main charmante il y place Une flèche, lourde d'airain. 45 Ou si ce n'est lui, c'est son ombre Qui fait cet exploit d'Apollon. Archer vainqueur, sur le tas sombre, Plus rapide qu'un aquilon, Il lance la Rime avec joie, 50 En secouant ses cheveux roux, Et dans l'air s'envole et flamboie Le messager de son courroux. Ah! vos maîtres à l'âme sèche! Ils emporteront dans leur chair 55 Le dard aigu de cette flèche Jusqu'au pays qui leur est cher! Les conquérants, bouchers en fête, Se plaisent au charnier sanglant, Mais le justicier, le poëte 60 Leur décoche le trait sifflant, Et c'est pour toujours qu'il les blesse! La morsure du fer vermeil S'empare d'eux et ne leur laisse Jamais ni repos ni sommeil. 65 Éternel outil de martyre, Même dans le songe enflammé, La cruelle flèche du Rire Accroît leur mal envenimé, Et la puissante main d'Hercule 70 Ne leur ôterait pas du flanc Le dard terrible et ridicule Qu'ils teignent toujours de leur sang. Décembre 1870.

IDYLLES PRUSSIENNES -- Table des Matières
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