LI Bon Matin

Au matin, Elle entra chez Guy, Pâle, ayant pourtant l'air d'être aise, Belle, avec un air alangui, Dans sa robe couleur de fraise. 5 Dans la maison, qui se soumit, Elle entra comme une voisine, Et tout de suite, Elle se mit A fourrager dans la cuisine. O doux régal que parfois j'eus! 10 Avec de jolis airs tartuffes, Elle arrosa d'un très bon jus Des oeufs du jour, brouillés aux truffes, Et les servit. Guy déjeuna, Trouvant le destin peu sévère. 15 Ainsi qu'aux noces de Cana, Un vin rose empourprait son verre. Puis, tandis qu'il en savourait Jusqu'aux dernières gouttelettes Qu'un rayon de soleil dorait, 20 Elle servit les côtelettes. Ayant sur ce point triomphé Sans chiffonner sa collerette, Tandis que Guy prit son café En fumant une cigarette, 25 Pour achever l'enchantement, Elle prit un bel exemplaire Du livre, et lut très lentement Quelques strophes de Baudelaire. Puis elle joua du Wagner 30 Au piano, montrant le lobe D'une oreille rose, et dans l'air Volaient les parfums de sa robe. Elle s'agenouilla. Ses yeux Disaient toutes sortes de choses, 35 Et Guy, se roulant dans les cieux, Baisa longtemps ses lèvres roses. Et dans son bonheur affermi Comme un roi jeune et plein de gloire, Il égarait ses doigts parmi 40 La grande chevelure noire. Il planait, comme un Séraphin, Dans le ciel où tout est dictame; Puis il dit, s'éveillant enfin: Mais qui donc êtes-vous, madame? 45 Moi? dit-elle, s'il vous souvient De votre désir, je suis celle Que l'on attendait, et qui vient, Et dont l'oeil d'or sombre étincelle. En ceci, rien d'original. 50 Tout est simple, dans cette affaire. J'ai lu l'annonce du journal, Et je suis la bonne à tout faire! 1er février 1884.

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