Le Petit-Crevé

Lyre, pinçant ta belle corde, Je chanterai, car c'est mon plan, Le Petit-Crevé, dont j'accorde La découverte à Roqueplan. 5 De la Tamise jusqu'à l'Èbre, On voit bâiller son pâle Ennui: Comme crevé, l'Oeil que célèbre Hervé -- n'est rien auprès de lui. Plus endormi qu'une citerne, 10 Il végète. Faux col géant. Favoris courts. Veston. L'oeil terne. Signes particuliers: Néant! Néant dans son regard qui boite, Néant dans son gilet nouveau, 15 Et Néant dans la mince boîte Où devrait être son cerveau! Nommez à ce petit, -- qui crève Avec un gant rouge à sa main, -- Les grands espoirs qui sont le rêve 20 Et l'âme du génie humain; L'Art, cette auguste idolâtrie Pour notre paradis natal, L'Honneur, la Vertu, la Patrie, La Beauté, ce lys idéal; 25 Et, parmi ces choses divines, La Liberté, dont tous les pas Font tomber de vieilles ruines, Il vous répondra: Connais pas! Mais que Rosaura qui s'arrose, 30 Chaque matin, comme un rosier, Passe, en cheveux couleur de rose, Dans une brouette d'osier, Croyant à ce qu'elle dérobe, Vite il court s'incliner devant 35 Cette sorcière, dont la robe N'est, hélas! pleine que de vent. La grande cocotte funeste Le fait longtemps poser debout Au soleil. -- Puis après, le reste 40 Du temps, que fait-il? -- Rien du tout. De sa fumée errante et bleue S'entourant pour faire florès, Il voyage dans la banlieue, Empaqueté comme un londrès. 45 On le voit dans cinq ou six gares Par semaine, sous l'oeil des cieux Fumant en guise de cigares Des troncs d'arbre prétentieux. Aux Bouffes, (c'est là qu'il s'abonne,) 50 Il porte un stick céleste; mais Il marivaude avec sa bonne Et savoure cet affreux mets! Et le soir, spectateur godiche, Ce gandin, qu'on joue aux Menus- 55 Plaisirs, s'en va voir dans La Biche De grands morceaux de femmes -- nus. Ou bien tu cours où l'on ricane, Divin Petit-Crevé, car ton Bonheur est de montrer ta canne 60 Dans les théâtres de carton! Mais que dis-je! carton toi-même. Plus fuyant qu'un ciel de Corot, Tu passes, chimérique et blême, Comme Antinoüs ou Pierrot! 65 Être effacé, doux comme un ange Et banal entre les fumeurs, Tu vis, et rien en toi ne change, O Petit-Crevé, quand tu meurs! Avril 1868.

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