Trop de Cigarettes

Eh! oui, monsieur de Girardin, Elles ont raison, vos sorties! Si la France, riant jardin, Ne produit plus que des orties, 5 Si l'éclat de son fier soleil S'efface aujourd'hui sous la brume Qui voile cet astre vermeil, -- C'est parce que l'Empereur fume. Si notre siècle, Phaéton 10 Déchevelé, parfois s'égare Et suit une route en feston, -- Oui, c'est la faute du cigare. Pourtant, sans parti pris banal, Prenons en main notre lanterne, 15 Roi de La Liberté (journal), Et regardons Paris moderne. Je vois, dans cet âge irrité, Les penseurs, les ardents apôtres Du Droit et de la Vérité 20 S'armer les uns contre les autres, Et je vois deux frères, jaloux D'épouvanter les voûtes bleues, S'entre-manger, comme ces loups Dont il n'est resté que les queues. 25 J'entends monsieur de Champagny, Qui, posant sa main sur sa cuisse Comme on fait au bain Deligny, Défend que désormais on puisse Apprendre à lire à tout enfant 30 Qui, pendant sa jeunesse errante, N'aura pas, banquier triomphant, Gagné cent mille écus de rente! Un autre, agitant le tison De la Guerre absurde et stérile, 35 Au lieu de nous parler raison Embouche le clairon d'Achille. Sur nous tous levant un impôt Conseillé par notre délire, L'outil de monsieur Chassepot 40 Remplace la Plume et la Lyre; Et je vois, ô Dieux indulgents! Orphée, en ces instants risibles, Apprivoiser bêtes et gens A coups de balles explosibles. 45 Au théâtre, un fou furieux, Ayant toujours exécré celle Dont se réjouissaient les cieux, Dit: O Musique! à sa crécelle. J'entends, en leurs jeux triomphaux 50 Dont la folie est singulière, Les acteurs faire des vers faux Et vouloir souligner Molière. Or, voyant que l'on a tout fait Pour noircir la blancheur du cygne 55 Et que tout s'arrange en effet Pour qu'Alceste pleure et s'indigne, Je pense alors, sous mon tilleul Songeant à nos peines secrètes, Que l'Empereur n'est pas le seul 60 Qui fume trop de cigarettes! Septembre 1868.

OCCIDENTALES -- Table des Matières
Retour à la page Banville