XXXIII Tristesse

Au temps où vont naître les roses, Puisqu'il est des heures moroses Même pour les fils d'Apollon, Pleure, pleure, mon violon. 5 Jadis, turbulent comme un faune, Je regardais le soleil jaune Avec des yeux de jeune aiglon. Pleure, pleure, mon violon. A présent, très ancien poëte, 10 Je n'ai plus du tout sur la tête Ma chevelure d'Absalon. Pleure, pleure, mon violon. Écartant la verte liane, Je ne poursuis plus Viviane 15 Dans les bocages d'Avalon. Pleure, pleure, mon violon. Dans le vaste azur, que de voiles! Et comme c'est haut, les étoiles! On n'y peut monter en ballon. 20 Pleure, pleure, mon violon. On fabrique, en cet âge insigne, Du vin sans le fruit de la vigne, Et la rose est pour le frelon. Pleure, pleure, mon violon. 25 La Muse, pauvresse éternelle, Marche nue, et Polichinelle A sur le dos trop de galon. Pleure, pleure, mon violon. Délaissant Pierrot, Colombine 30 S'en va dévider sa bobine Avec le seigneur Pantalon. Pleure, pleure, mon violon. Quant à des figures de femmes Peintes en de cruelles gammes, 35 Nous pourrons en voir au Salon. Pleure, pleure, mon violon. Faut-il que la jeune Eurydice, Pareille au lys blanc, resplendisse? Le serpent lui mord le talon. 40 Pleure, pleure, mon violon. Le Maître, en vain, par sa tendresse Dompte la fureur vengeresse De la mer et de l'aquilon. -- Pleure, pleure, mon violon. 45 Tandis que parle sa voix douce, Un Judas à la barbe rousse Lui donne son baiser félon. Pleure, pleure, mon violon. Tel qui cherchait dans la mêlée 50 Roland, crinière échevelée, S'arrête, en voyant Ganelon. Pleure, pleure, mon violon. Mais qu'importe! une échelle grimpe Jusqu'au mystérieux Olympe: 55 J'en vois le premier échelon. -- Pleure, pleure, mon violon. Et je veux encor, sous la nue A qui j'offre ma tête nue, Errer dans le sacré vallon. 60 Pleure, pleure, mon violon. 16 avril 1889.

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