XLV Princesse

Les blonds Amours, chez vous tapis, Jeanne, sifflent comme des merles, Et vous marchez sur les tapis Avec des pantoufles de perles. 5 Aussi riche qu'Ali-Baba, Vous cachez vos roses fleuries, Comme la reine de Saba, Sous des robes de pierreries. Endormeuse comme un Léthé, 10 Vous grignotez, en vos auberges, Des ortolans pendant l'été Et, quand vient l'hiver, des asperges. Et froide comme un iceberg, Vous demandez un peu d'extase 15 A quelque grand johannisberg De chrysoprase et de topaze. Mais, ô déesse, dont les pas Auraient fleuri toute Cythère, Vous le savez, on ne vit pas 20 Seulement de pain, sur la terre. Princesse aux désirs indomptés Que nul obstacle ne rature, Vous savourez les voluptés De la saine littérature. 25 Des poëtes, sachant ravir, Tressent, en leurs beaux soliloques, Des rimes d'or, pour vous servir De colliers et de pendeloques. Et des romanciers, nécromants 30 Dévoués à l'heur de vous plaire, Fabriquent pour vous des romans. On en tire un seul exemplaire. Ainsi, vous ne pleurez jamais. A vous servir tout met du zèle; 35 Un zéphyr vous caresse. Mais Avouez-le, mademoiselle, Ces bonheurs vous semblent hideux Auprès des maux que vous souffrîtes, Du temps où vous mangiez pour deux 40 Sous de pommes de terre frites. Car alors, ignorant le bain, Vous aviez, fillette aux yeux pâles, Treize ans, l'âge de Chérubin, La bouche rose et les mains sales. 45 C'était en de charmants accords Et dans la radieuse ivresse Qu'on admirait sur votre corps Vos petits haillons de pauvresse, Vous aviez la saveur d'un fruit, 50 Et sur les places reculées Des amants tressaillaient, au bruit De vos savates éculées. 1er octobre 1889.

SONNAILLES ET CLOCHETTES -- Table des Matières
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