Ceux qui meurent et ceux qui combattent Épisodes et fragments

II La Mort du poëte Le Poëte sentant son âme ouvrir ses ailes Pour s'envoler enfin, S'enchantait de gravir les cimes éternelles Et de n'avoir plus faim. 5 Des souvenirs confus et des heures fanées Où l'espoir avait lui, Comme des compagnons de ses jeunes années Se groupaient devant lui. Il revoyait le temps où, dans la fange immonde, 10 Il cherchait sur ses pas La Gloire, cette fleur qu'il rêvait en ce monde, Et qu'on n'y cueille pas! Et le moment fatal où tous ceux de la terre, De la plaine et des monts, 15 Avaient dit: Tu n'es pas, ô rêveur solitaire, De ceux que nous aimons! Parfois un souvenir des heures amoureuses Illuminait ses traits, Comme passent le soir des pourpres vaporeuses 20 Entre les noirs cyprès. Il retrouvait la chère et fugitive image, Et de son oeil hagard Il croyait l'entrevoir à travers le nuage Qui voilait son regard. 25 Oh! non, se disait-il, tu mens, pâle Agonie! Un fantôme trompeur Me charmait; la Misère est là, tout me renie: La Misère fait peur! L'ingrat ne savait pas que, malgré son blasphème, 30 Son rêve s'achevait, Et que la jeune fille était, vivant poëme, Assise à son chevet. Sur le front du mourant elle posa sa tête, Pour y dormir un peu 35 Avant que l'Ange prît cette âme de poëte Pour la mener à Dieu. Or, c'était une chose étrange et sérieuse Que d'unir sans remord Aux lèvres d'un mourant cette lèvre rieuse, 40 Cette vie à la mort! Je ne sais quel espoir passa sur ce délire Dans l'ombre enseveli, Mais voilà ce que dit l'âme à la douce lyre, Au chaste front pâli: 45 Pourquoi douter ainsi de l'avenir immense Et rester abattu? Où l'homme voit finir son pouvoir, Dieu commence; Il nous aime, vois-tu! Il conserve à ta vie ardemment dépensée 50 Le ciel de bien des jours, Où s'épanouiront les fleurs de ta pensée Fidèle à nos amours. -- Oh! dit-il, mots divins! Amour et Poésie! Ineffable trésor! 55 Je vous ai savourés comme un flot d'ambroisie Dans une coupe d'or! Comme j'aimais alors les bois et les prairies, Le ciel, tableau changeant, Les oiseaux veloutés, les fleurs de pierreries, 60 Les rivières d'argent! Mon rêve était partout. Je disais: Je t'adore! A l'aubépine en fleurs; Au feuillage: Sens-moi tressaillir. A l'Aurore Humide: Vois mes pleurs! 65 Je remplissais d'espoir mon âme fécondée Et mes désirs sans frein, Comme un sculpteur emplit avec sa large idée Les marbres et l'airain: J'aimais la Liberté, cette déesse antique 70 Dont les flancs sont blessés, Et qui chantait jadis un radieux cantique Sur ses fils trépassés; Cette mère dont l'âme à tous nos voeux se mêle; Qui, les deux bras ouverts, 75 Étreint les nations, et, comme une Cybèle, Allaite l'univers! Je saluais déjà l'aurore de la gloire. Mais, ô deuil! ô terreur! A présent une nuit silencieuse et noire 80 M'enveloppe d'horreur. Car, lorsque brille au loin dans un horizon sombre Un éclat vif et beau, Tous ceux qui sur nos fronts ne règnent que par l'ombre Éteignent le flambeau. 85 Toute clarté leur jette, innocente ou hardie, Un désespoir amer; En effet, l'étincelle est tout un incendie, La source est une mer! Aussi lorsqu'ils ont vu nos astres sur leur route 90 Avoir mille rayons, Ils ont appesanti l'épais brouillard du doute Sur ce que nous croyons. Lorsque nous leur disions nos chants, des chants sublimes Qu'ils ne comprenaient pas, 95 Ils les examinaient, ces éplucheurs de rimes, Avec leur froid compas! Lorsque nous demandions les vierges diaphanes Dont le maître étoila Notre ciel obscurci, de viles courtisanes 100 Répondaient: Nous voilà! Mais j'en ai trouvé deux plus froides que les autres Dans leur satiété, Deux, l'Envie et la Faim, les plus dignes apôtres De la société! 105 Si bien que j'ai creusé mon sillon dans ce monde Égoïste et mauvais, Lorsque l'autre patrie était seule féconde: Mais celle-là, j'y vais! -- Non, dit-elle, vivons, ô mon idolâtrie! 110 Seigneur, rends-lui sa foi. Ou si vraiment son âme irritée et meurtrie A déjà soif de toi, Si tu veux délivrer cette blanche colombe, Seigneur, si tu le veux! 115 Fais-moi mourir aussi. Pour linceul dans sa tombe Il aura mes cheveux. Or, Dieu prêta l'oreille à ces voix de la terre. Des deux enfants liés Il ne resta plus rien, qu'un tombeau solitaire 120 Et des chants oubliés.

TABLE -- Table des Matières
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