A ma Mère Madame Élisabeth Zélie de Banville

Mère, si peu qu'il soit, l'audacieux rêveur Qui poursuit sa chimère, Toute sa poésie, ô céleste faveur! Appartient à sa mère. 5 L'artiste, le héros amoureux des dangers Et des luttes fécondes, Et ceux qui, se fiant aux navires légers, S'en vont chercher des mondes, L'apôtre qui parfois peut comme un séraphin 10 Épeler dans la nue, Le savant qui dévoile Isis, et peut enfin L'entrevoir demi-nue, Tous ces hommes sacrés, élus mystérieux Que l'univers écoute, 15 Ont eu dans le passé d'héroïques aïeux Qui leur tracent la route. Mais nous qui pour donner l'impérissable amour Aux âmes étouffées, Devons être ingénus comme à leur premier jour 20 Les antiques Orphées, Nous qui, sans nous lasser, dans nos coeurs même ouvrant Comme une source vive, Devons désaltérer le faible et l'ignorant Pleins d'une foi naïve, 25 Nous qui devons garder sur nos fronts éclatants, Comme de frais dictames, Le sourire immortel et fleuri du printemps Et la douceur des femmes, N'est-ce pas, n'est-ce pas, dis-le, toi qui me vois 30 Rire aux peines amères, Que le souffle attendri qui passe dans nos voix Est celui de nos mères? Petits, leurs mains calmaient nos plus vives douleurs, Patientes et sûres: 35 Elles nous ont donné des mains comme les leurs Pour toucher aux blessures. Notre mère enchantait notre calme sommeil, Et comme elle, sans trêve, Quand la foule s'endort dans un espoir vermeil, 40 Nous enchantons son rêve. Notre mère berçait d'un refrain triomphant Notre âme alors si belle, Et nous, c'est pour bercer l'homme toujours enfant Que nous chantons comme elle. 45 Tout poëte, ébloui par le but solennel Pour lequel il conspire, Est brûlé d'un amour céleste et maternel Pour tout ce qui respire. Et ce martyr, qui porte une blessure au flanc 50 Et qui n'a pas de haines, Doit cette extase immense à celle dont le sang Ruisselle dans ses veines. O toi dont les baisers, sublime et pur lien! A défaut de génie 55 M'ont donné le désir ineffable du bien, Ma mère, sois bénie. Et, puisque celle enfin qui l'a reçu des cieux Et qui n'est jamais lasse, Sait encore se faire un joyau précieux 60 D'un pauvre enfant sans grâce. Va, tu peux te parer de l'objet de tes soins Au gré de ton envie, Car ce peu que je vaux est bien à toi du moins, O moitié de ma vie! Février 1842.

TABLE -- Table des Matières
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