Une Femme de Rubens

Nymphe blanche et robuste, Dont les bras et le buste Défieraient les Titans Et les autans; 5 Délice de la lyre, Qui dus naître et sourire, Colosse harmonieux, Au temps des Dieux, Ne crains plus, forme altière, 10 De mourir tout entière, Puisque tu m'enivras. Non, tu vivras! Tu vivras par ces rimes, Comme la neige aux cimes 15 Où volent les milans Dure mille ans. Oh! reste ainsi! déploie Les trésors de ta joie Pour guérir mon souci. 20 Oh! reste ainsi! Dans le calme athlétique De ta pose héroïque Marche pour m'enchanter: Je veux chanter. 25 O folâtre Céphise, Que le dieu de Venise Eût livrée au courroux Du soleil roux; Fille aux yeux pleins d'étoiles, 30 Qui naquis pour les toiles De l'enchanteur d'Anvers, Ou pour mes vers, Ta tête de faunesse Est folle de jeunesse 35 Et de rires ardents Aux blanches dents. Un sang pur et farouche, Enfant, donne à ta bouche Cet éclat de la chair 40 Qui m'est si cher, Et comme un coquillage Le rose cartilage De ton nez retroussé Est nuancé. 45 Ton folâtre visage, Gai comme un bon présage, Fait songer à des fleurs Par ses couleurs; Et ta petite oreille, 50 Qui n'a pas sa pareille, Semble un joyau fini Par Cellini. Tes yeux, tes yeux étranges Recèlent sous les franges 55 Soyeuses de tes cils Des feux subtils. Dans tes vagues prunelles Courent des étincelles D'or fauve, comme au fond 60 D'un ciel profond; Et tes cheveux, où l'ombre Court transparente et sombre, S'embellissent encor De reflets d'or. 65 Ils couvrent ta poitrine Et ta gorge ivoirine D'un large flot mouvant; Et, bien souvent, Tant s'épaissit, profonde, 70 Leur masse, qui s'inonde De suaves parfums, On les voit bruns. Pourtant des flammes vives S'égarent fugitives, 75 Dans leurs anneaux épars De toutes parts, Et quand tu la dénoues, Ruisselant sur tes joues Et baignant dans ses jeux 80 Ton sein neigeux, Cette ample chevelure, Qui te sert de parure, Illumine ton flanc D'or et de sang. 85 Tes blanches mains royales, Aux lignes idéales, Jettent comme un éclair De rose clair, Et les bras et le torse, 90 Éblouissants de force, Ont tout l'emportement De l'art flamand. Ton cou, blanc comme un cygne, Montre une douce ligne 95 D'un suave dessin; Et ton beau sein, Ton sein lourd, où se pose Un divin rayon rose, Est fait d'un marbre dur 100 Veiné d'azur. O jeune chasseresse Dont la folle paresse Doit tressaillir encor Au bruit du cor, 105 Toi que la Nuit dévore, Et que baisait l'Aurore Au temps où tu courais Dans les forêts, Laisse que je contemple 110 Cet adorable temple Que le cruel Amour Veut pour séjour; Oh! laisse que j'admire Ces haleines de myrrhe, 115 Ces ivoires, ces ors, Tous ces trésors! J'aime tes jambes fières, Ton dos où des lumières Baignent les arcs sereins 120 De tes beaux reins; Et ce pied de Diane Agile et diaphane Dont les doigts écartés Ont des clartés; 125 Et ces ongles solides, Polis et translucides, Brillants sur les orteils De tons vermeils! O Néréide! O muse 130 Digne de Syracuse! Quand j'écoute ta voix, Quand je te vois Courir, lascive et rose, Dans le bois grandiose 135 Où si vite a bondi Ton pied hardi; Ou, quand sous les ombrages, Paresseuse, tu nages, Sans déranger les flots, 140 Près des îlots, Mon rêve idéalise Ta fraîche mignardise En cent déguisements Toujours charmants! 145 La nature discrète Et merveilleuse prête A mes illusions Ses visions. Les bocages des rives 150 Où des ailes furtives Voltigent par milliers, Les peupliers Et la noire broussaille, Tout s'anime et tressaille 155 D'un invincible émoi; Et devant moi Un essaim d'amazones Aux brillantes couronnes Passent sur le gazon 160 En floraison. C'est Diane ingénue Livrant sa gorge nue Aux caresses des airs, Dans les déserts; 165 C'est la grave Cybèle, Comme un troupeau qui bêle, Conduisant sans courroux Ses lions roux; C'est l'ange Cythérée 170 Dans la mer azurée Appuyant ses pieds fins Sur les dauphins; C'est Ariane heureuse Dans sa coupe amoureuse 175 Tordant, par un beau soir, Le raisin noir; C'est l'arrogante Omphale, En robe triomphale, Énervant un héros 180 Sur ses carreaux; C'est Léda qui s'indigne Sous le baiser du cygne Et le cherche à son tour Folle d'amour; 185 C'est Hélène, embrasée De désirs, que Thésée Emporte dans ses mains Par les chemins; C'est la jeune Amphitrite 190 Et sa cour favorite Guidant aux flots ouverts Les coursiers verts; C'est la brune Antiope Dont le cheval galope 195 Au bruit des javelots Et des sanglots. Les voilà, ce sont elles! Ce sont les immortelles Qui vivront à jamais 200 Sur les sommets! Non, ces grandes guerrières Qui vont dans les clairières En me glaçant d'effroi, C'est toujours toi. 225 C'est en toi que je trouve Leurs blanches dents de louve, Leurs crinières que fuit La sombre nuit, Leurs muscles, où respire 230 Avec tout son empire L'immortelle vigueur Qui vient du coeur; Et cet éclat de l'ange, Qu'un glorieux mélange 235 De neige et de carmin Rend surhumain! Mais, ô sage Aphrodite, Qu'une race maudite Et vouée au trépas 240 Ne connaît pas! A ces superbes formes Il faut les plis énormes Des manteaux éperdus Au vent tordus; 245 Il leur faut l'écarlate Qui les baise et les flatte, Le voile aérien Du Tyrien, La pourpre qui s'envole 250 Au zéphyre frivole Et qui semble frémir Ou s'endormir, Et ces étoffes rares, Aux ornements barbares, 255 Que parent les métaux Orientaux. Mais non, la pourpre même Nuit dans un tel poëme En mêlant ses ardeurs 260 A tes splendeurs; O nymphe de la Thrace! Il faut que l'oeil embrasse Avec sérénité Leur nudité. 265 Arrachée au plus rare Filon du blanc Carrare Par un nouveau Scyllis, Père des lys, Ta puissante nature 270 Se trouve à la torture Dans les noirs casaquins Aux plis mesquins, Et, faite pour Corinthe, Elle est lourde et contrainte 275 Sous le flot des pompons Et des jupons. Car, pour une Déesse Tordant sa longue tresse, Nous voulons des habits 280 Faits de rubis. En vain Gavarni l'aide, Vénus Victrix est laide Avec le falbala De Paméla, 285 Et, pour orner sa gloire, Choisit la perle noire Arrachée à la mer Du gouffre amer. Donc, rayonne et sois belle, 290 Mystérieux modèle, Mais pour l'oeil contempteur Du grand sculpteur. Sois belle, ô nymphe blonde, Sans que jamais le monde, 295 Ce vain historien, En sache rien! Mais dans mon ode pleine De chansons, comme Hélène Tu te réveilleras; 300 Tu brilleras Pour la race future, En ta haute stature, Sous le baiser riant De l'Orient; 305 Comme une fleur d'Asie Épandant l'ambroisie D'un buisson de rosiers Extasiés; Magnifique, vêtue, 310 Ainsi qu'une statue, De la seule fraîcheur De ta blancheur, Et montrant emmêlée, Au vent échevelée, 315 Ta sauvage toison Riche à foison. Alors, quand nos idoles Mourantes et frivoles, Aux yeux irrésolus, 320 Ne seront plus Que des chimères vaines, Toi, le sang de tes veines Montera, vif et prompt, Jusqu'à ton front. 325 On verra luire encore Ton sein qui se décore De ses lys éclatants; Et dans ce temps Où ceux dont l'âme fière 330 Tient la vile matière En souverain mépris Seront épris De tes formes parfaites, On verra les poëtes, 335 Tourmentés par le mal De l'idéal, Attester par leurs larmes Le pouvoir de tes charmes Et l'immortalité 340 De ta beauté. Juin 1859.

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