A Georges Rochegrosse

Enfant dont la lèvre rit Et, gracieuse, fleurit Comme une corolle éclose, Et qui sur ta joue en fleurs 5 Portes encor les couleurs Du soleil et de la rose! Pendant ces jours filés d'or Où tu ressembles encor A toutes les choses belles, 10 Le vieux poëte bénit Ton enfance, et le doux nid Où ton âme ouvre ses ailes. Hélas! bientôt, petit roi, Tu seras grand! souviens-toi 15 De notre splendeur première. Dis tout haut les divins noms: Souviens-toi que nous venons Du ciel et de la lumière. Je te souhaite, non pas 20 De tout fouler sous tes pas Avec un orgueil barbare, Non pas d'être un de ces fous Qui sur l'or ou les gros sous Fondent leur richesse avare, 25 Mais de regarder les cieux! Qu'au livre silencieux Ta prunelle sache lire, Et que, docile aux chansons, Ton oreille s'ouvre aux sons 30 Mystérieux de la lyre! Enfant bercé dans les bras De ta mère, tu sauras Qu'ici-bas il faut qu'on vive Sur une terre d'exil 35 Où je ne sais quel plomb vil Retient notre âme captive. Sous cet horizon troublé, Ah! malheur à l'Exilé Dont la mémoire flétrie 40 Ne peut plus se rappeler, Et qui n'y sait plus parler La langue de la patrie! Mais le ciel, dans notre ennui, N'est pas perdu pour celui 45 Qui le veut et le devine, Et qui, malgré tous nos maux, Balbutie encor les mots Dont l'origine est divine. Emplis ton esprit d'azur! 50 Garde-le sévère et pur, Et que ton coeur, toujours digne De n'être pas reproché, Ne soit jamais plus taché Que le plumage d'un cygne! 55 Souviens-toi du Paradis, Cher coeur! et je te le dis Au moment où nulle fange Terrestre ne te corrompt, Pendant que ton petit front 60 Est encor celui d'un ange. Septembre 1865.

LES EXILÉS -- Table des Matières
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