A la chanson Ode dite par C. Coquelin dans la représentation donnée au bénéfice de Darcier Le jeudi 17 février 188l

O toi, délire et fantaisie, Fille de la rime, Chanson Qui, du vin de la poésie, Es la bacchante et l'échanson! 5 Chanson, qui sur les fronts sévères Poses en riant ton orteil, Déesse, qui remplis nos verres De pourpre vive et de soleil; Tu sais bercer notre souffrance, 10 Le plaisir est ton nourrisson, Et la vraie âme de la France, Oh! parle encor, c'est toi, Chanson! Jadis, lorsque Jacques Bonhomme, Servant de cible et de jouet, 15 Ainsi qu'une bête de somme Tressaillait, sanglant, sous le fouet, Tu le vengeais par ton génie! Et les tyrans saignent encor Sous les flèches de l'ironie, 20 Qui s'envolaient de ton arc d'or! Cherchant déjà le grand problème, Villon, qui fut presque pendu, Montrait aux bourreaux son front blême Taché de ton vin répandu; 25 Et depuis lors, pas un poëte Aux calmes regards d'oiseleur Qui n'ait baisé ta lèvre en fête, Écarlate comme une fleur! Ces dévots de l'aube éternelle, 30 Tous ces songeurs, tous ces amants Se sont brûlés à ta prunelle Où brillent mille diamants; Et te mêlant à son délire, Parfois même, quand tu le veux, 35 Hugo, le titan de la Lyre, Passe la main dans tes cheveux. Béranger, dédaignant la mode, Du flonflon vulgaire évadé, Donne le grand frisson de l'Ode 40 A la musette de Vadé; Et par lui, fuyant le servage, Le refrain joyeux de Piron Bondit, comme un cheval sauvage Fouetté par le vent du clairon! 45 Enfin, pour les Margots sublimes Délaissant les pâles Églés, Pierre Dupont chante en ses rimes Les grands boeufs au joug accouplés, Et, dans sa simple et rude phrase, 50 Célèbre le matin vermeil Et la nature qui s'embrase Avec les couchers de soleil. Chanson, qui bondis sur Pégase, Le cheval sans mors et sans frein, 55 Combien de rimeurs en extase Se sont grisés de ton refrain! Mais, en ce temps, où la Musique A dénoué tes bras d'acier Avec son ivresse physique, 60 Ton plus cher amant fut Darcier! Comme dans les bois un satyre Prend une nymphe au cou nerveux En riant de son doux martyre, Et l'empoigne par les cheveux; 65 Comme il la tient d'une main ferme, En appuyant un dur genou Sur sa jambe nue, et lui ferme La bouche, avec un baiser fou; O déesse, toujours éprise 70 De la large coupe où tu bois, Chanson! c'est ainsi qu'il t'a prise Dans le doux silence des bois. Et depuis cette aube première, Affrontant les sots châtiés, 75 Ivres de joie et de lumière, Voix fraternelles, vous chantiez! Tu disais à ce bon rhapsode: Quittons le monde, viens-nous-en; Et, fuyant le joug incommode, 80 Darcier fut peuple et paysan! Car son chant d'amour et de joie, En quête d'un eldorado, Se penche vers quiconque ploie Sous un trop injuste fardeau; 85 Et parfois dans son ode étrange, Mais qui rêve à des cieux meilleurs, La douce Pitié, comme un ange, Laisse entrevoir ses yeux en pleurs. Combattant pour la cause juste, 90 Darcier chanta pendant trente ans, Ferme comme un chêne, et robuste, Et jeune comme le printemps. Mais enfin, avec sa brûlure, Vient l'âpre, le cruel Hiver! 95 Il neige sur la chevelure De ce gai chanteur à l'oeil clair. O Paris! sourire et poëme, Ville de l'éblouissement, Accorde, à cette heure suprême, 100 Un dernier applaudissement A l'humble rhapsode, à ce maître Qui te donna, jadis vainqueur, Toute la flamme de son être, Avec tout le sang de son coeur!

TABLE -- Table des Matières
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