Le Moineau

Rien n'est plus utile, rien n'est meilleur que d'avoir des ailes. Aristophane, Les Oiseaux. Nous traversions une prairie Dont le gazon à ciel ouvert Brillait d'un éclat de féerie; Et sur son riant tapis vert, 5 D'où s'enfuit la blanche colombe Emportant son léger fardeau, Nous vîmes un éclat de bombe Que la pluie avait rempli d'eau. Tirailleur précédant sa troupe, 10 Un oiselet, un moineau-franc Buvait à cette large coupe, Dont le dehors, taché de sang, Était enfoncé dans la boue. Sans songer à rien de fatal, 15 L'oiseau folâtre, qui se joue, Y buvait le flot de cristal. Dans la prairie, où se lamente Le zéphyr aux parfums errants, Je vis cette chose charmante, 20 Et je m'écriai: Je comprends! Je comprends enfin. O prairie, Sous ton beau ciel aérien Ceux qui font la rouge tuerie Ne l'auront pas faite pour rien! 25 Je disais parfois, je l'avoue, Pensant à ce qui nous est cher: A quoi sert le canon qui troue Toutes ces murailles de chair? A quoi bon tant de meurtrissures? 30 Et, sous la mitraille de feu, Toutes ces lèvres des blessures Que l'on entend crier vers Dieu? Guerre! il faut que tu me révèles Pourquoi tes coursiers, en chemin, 35 Foulent des débris de cervelles Où vivait le génie humain! Oui, je parlais ainsi, poëte Ayant en souverain mépris La bataille, sinistre fête. -- 40 Mais, à présent, j'ai tout compris! Non, ce hideux massacre, où l'homme Égorge l'homme sans remords, N'était pas inutile, en somme, -- Puisque les amas de corps morts, 45 Tant de dépouilles méprisées, Ces pâles cadavres cloués A terre, ces têtes brisées, Tous ces affreux ventres troués Aboutissent à quelque chose. 50 Car s'éveillant, ô mes amis, Sous le regard de l'aube rose, Ce champ plein de morts endormis, Ce charnier de deuil et de gloire Au souffle pestilentiel, 55 A la fin sert à faire boire Un tout petit oiseau du ciel! Novembre 1870.

IDYLLES PRUSSIENNES -- Table des Matières
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