Le Docteur

Sous les vieilles solives noires Où, racontant leur fabliau, Leurs légendes et leurs histoires, Bruissent les in-folio, 5 En pleine vie imaginaire, A côté de son chat câlin, Le docteur septuagénaire Aglaüs Evig, à Berlin, Parle à ses tisons de la sorte, 10 En tourmentant ses favoris D'une blancheur livide et morte: -- Lorsque nous aurons pris Paris, Dit-il, c'est nous, dont l'esprit veille En dépit des pharisiens, 15 Nous, les Prussiens, ô merveille! Qui serons les Parisiens. Nous pourrons dans nos coupes vertes Boire sentimentalement Le vin de Champagne, qui, certes, 20 Sera du Champagne allemand. Nous écrirons pour les théâtres Des pamphlets gais et querelleurs; Nous serons légers et folâtres Comme l'abeille sur les fleurs. 25 A tout propos, nous saurons dire, D'un ton malicieux et fin, Des contes à mourir de rire; Nous aurons le mot de la fin. Nous fumerons des cigarettes 30 Et, mettant le beau monde à sac, Nous aurons tous des amourettes A la manière de Fronsac! Ainsi fleurira le poëme Depuis longtemps par nous rêvé; 35 Et moi-même, Aglaüs, moi-même J'aurai l'air d'un petit crevé! A ces mots, s'étirant pour cause, Et d'un air de puissant mépris Bâillant, tirant sa langue rose, 40 Le chat dit: -- Paris n'est pas pris, Docteur, je ne sais s'il doit l'être: Mais à jamais, fatalement, C'est notre destin, mon cher maître, De ne miauler qu'en allemand. Janvier 1871.

IDYLLES PRUSSIENNES -- Table des Matières
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