IDYLLES PRUSSIENNES Octobre 1870 -- Février 1871 A ILDEFONSE ROUSSET Directeur du « National » Le grand Goethe, conseillant Eckermann, l'engageait à se confier, comme poëte lyrique, à l'inspiration des faits eux-mêmes. Si le poëte, disait-il, porte chaque jour sa pensée sur le présent, s'il traite immédiatement et quand l'impression est toute fraîche le sujet qui est venu s'offrir à lui, alors ce qu'il fera sera toujours bon (1)... Et plus loin, dans la même conversation, il ajoute: Le monde est si grand et si riche, la vie si variée, que jamais les sujets pour des poésies ne manqueront. Mais toutes les poésies doivent être des poésies de circonstance, c'est-à-dire que c'est la réalité qui doit en avoir donné l'occasion et fourni le motif. Un sujet particulier prend un caractère général et poétique, précisément parce qu'il est traité par un poëte. Toutes mes poésies sont des poésies de circonstance; c'est la vie réelle qui les a fait naître, c'est en elle qu'elles trouvent leur fond et leur appui. Pour les poésies en l'air, je n'en fais aucun cas. Si Goethe pensait ainsi que, même en temps ordinaire, écrire sous la dictée de la vie réelle est encore le meilleur moyen de trouver des motifs originaux et émouvants, combien cette doctrine doit s'appliquer plus justement encore à la terrible période que nous avions déjà traversée avant les jours où se déploya le drapeau rouge, et pendant laquelle nous avons vu distinctement agir et se déployer l'Histoire, comme on voit à l'oeil nu marcher les aiguilles d'une horloge sur un cadran gigantesque! Grâce à vous, mon ami, au milieu des angoisses et des horreurs de la guerre, j'ai pu faire ce qui eût été alors le rêve de tout poète: c'est-à-dire écrire et composer sous la pression même des événements, dans un journal, et avec le public pour collaborateur, pour inspirateur et pour écho, ces petits poëmes toujours sincères! Pour pouvoir mener à bout une entreprise si intéressante pour l'artiste qui s'y dévoue, il fallait avoir le bonheur que j'ai eu, et rencontrer un directeur de journal -- comme vous lettré, passionné pour le beau, aimant la poésie en écrivain et en dilettante. En vous dédiant cette oeuvre, je ne fais que vous rendre ce qui vous est dû; car c'est grâce à vous seulement que j'ai pu monter sur mon théâtre comique, réciter à la grande foule ma parabase tour à tour ironique, irritée et enthousiaste, et lancer à leur but mes flèches aiguës et sifflantes. Maintenant,permettez moi d'adresser ici un remercîment aux deux personnes qui, après vous, m'ont aidé gracieusement et avec une générosité sans bornes. Un comédien plein d'imagination et d'esprit, qui, rimeur lui-même, connaît à fond les ressources et les difficultés sans nombre de notre art, Saint-Germain du Vaudeville, a, sans se lasser, récité et interprété sur les théâtres plusieurs de mes Idylles, dont il a fait de remarquables créations. Il leur a donné l'intensité, le relief de la vie; il a inventé des Bismarck et des de Molkte d'une ressemblance féroce, à la fois idéale et implacable; et le bruyant succès qui a accueilli ces satires en action s'adressait tout entier à l'ingénieux artiste qui a entrelacé, sur la trame que je lui avais donnée, les broderies et les arabesques de la plus savante fantaisie. En plein siège, pendant que les obus prussiens éventraient çà et là nos maisons, Armand Silvestre, le poëte exquis des Rimes neuves et vieilles et des Renaissances, a consacré à mes strophes, qui paraissaient alors dans Le National, une étude dans laquelle il me louait avec une fraternelle sympathie dont je serai éternellement fier (2). Aujourd'hui Alphonse Lemerre recueille en un volume les Idylles Prussiennes, et nous les réimprimons sans y rien corriger, quels qu'aient pu être les illusions et les chimériques espoirs que j'ai, à certains moments, partagés avec toute la France! L'éditeur des poëtes a pensé qu'il fallait rendre mes vers au public tels qu'ils se sont échappés de mes lèvres, tels qu'il les a pour la première fois entendus et souvent applaudis; et ce n'est que justice. N'avais-je pas le devoir de donner cette preuve d'humilité à ceux qui m'ont lu fidèlement chaque lundi, en des moments si troublés et si tragiques? Avant tout, mon ami, c'est à vous que je dois d'avoir été ainsi écouté, encouragé et compris; aussi ai-je tenu à vous dire sur la première page de ce livre que je suis avec la plus cordiale affection Votre dévoué Théodore de Banville. 20 juin 1871 (1) « Conversations de Goethe pendant les dernières années de sa vie (1822-1832) », recueillies par Eckermann, traduites par Émile Délerot. (2) « Chronique littéraire: L'Esprit français pendant le siège. A Théodore de Banville et Daumier. » Armand Silvestre, dans le journal « Le Soir » du jeudi 12 janvier 1871. C'est toujours le même peuple de pantins pédants; c'est toujours le même angle droit à chaque mouvement, et sur le visage la même suffisance glacée et stéréotypée. Ils se promènent, toujours aussi roides, aussi guindés, aussi étriqués qu'autrefois, et droits comme un I; on dirait qu'ils ont avalé le bâton de caporal dont on les rossait jadis. Oui, l'instrument de la schlague n'est pas entièrement disparu chez les Prussiens; ils le portent maintenant à l'intérieur. Henri Heine, Germania.

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