XXXIII Pas de neige

Paris, lorsque vient la froidure, Aime, pendant la saison dure, A s'orner de martre et de vair. Désireux d'embellir ses fêtes 5 Par toutes ces toisons de bêtes, Il a dit au bonhomme Hiver: O vieil Hiver, père des glaces! Qu'il neige sur mes larges places Et sous mes horizons étroits, 10 Comme là-bas, dans la Norvège, Pour que je voie un peu de neige En mil huit cent quatre-vingt-trois! Oh! que la neige, de son lustre, Blanchisse mon bitume illustre, 15 Pour que, poëte essentiel, Je compare, en mes épigrammes, La neige et les lys de mes femmes Avec les lys tombés du ciel! Tel, rêvant que sa face usée 20 Fût blanche comme une épousée, Paris, en son désir goulu, Demandait que la neige pure L'enveloppât de sa guipure. Le vieil Hiver n'a pas voulu. 25 Il a dit: O ville de Flore, Qui toujours vois tes lys éclore Et tes diamants refleurir; Ville folle, heureuse, adulée, Pour toi la neige immaculée? 30 Allons, tu t'en ferais mourir! Quoi! tes histrions et tes grues Sous leurs semelles incongrues Fouleraient la neige au flanc pur, La neige, divine pucelle, 35 Dont l'âpre candeur étincelle Sous les caresses de l'azur! Non. La neige avec orgueil touche Les champs nus où l'été farouche Faisait ruisseler des épis 40 Qui sont la joie et la richesse. Mais toi, courtisane et duchesse, Marche sur les riches tapis. La neige est faite pour les cimes Où nous, les Dieux, nous nous assîmes; 45 Pour les monts, où la Vérité N'entend pas de sourdes huées, Et voit déchirer les nuées Par le vol de l'aigle irrité. Toi, promène-toi dans la boue; 50 Et, plus tard, quand le soleil joue, Dans tes bois aux sentiers fleuris. Mais quant à la neige divine, Je la garde pour la ravine. Tu t'en ferais mourir, Paris. 55 Laisse au chamois la neige blanche. Mais toi, peureux de l'avalanche, Au son du luth et du hautbois Dont la molle chanson t'effleure, Foule, suivant le jour et l'heure, 60 Ta pourpre, ou ton pavé de bois! 4 janvier 1884.

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