LII Bal masqué

On peut voir des yeux de phosphore Briller au bal de l'Opéra. C'est bien moins loin que le Bosphore Et que le faubourg de Péra. 5 Tous les ennuis sont prosaïques, Et la vie est un promenoir. Pourquoi pas sous les mosaïques Se promener en habit noir? Plus d'allures dévergondées. 10 Sur le bel escalier géant Les gens échangent leurs idées: Rien du tout, contre le néant. L'âpre musique des Tziganes, Pensive comme le Destin, 15 Étonne et ravit les organes Agacés par son bruit lointain, Et jette, comme une caresse, Dans l'âme de nos Dalilas, Un vague désir de paresse, 20 Avec la chanson des guzlas. Quant au passé, qui sous les lustres Enchanta notre oeil ébloui Avec ses tordions illustres, Tout cela s'est évanoui. 25 Chicard danse dans les étoiles! Et son plumet tressaille encor Dans l'azur, et parmi les toiles De ce vertigineux décor. Pomaré, chaste en sa démence 30 Dont jamais nous ne nous lassions, Danse un cavalier seul immense Avec les constellations; Et raillant la lyre thébaine, Musard aux pâleurs de safran 35 Agite son bâton d'ébène Dans le farouche Aldébaran. Strauss, poursuivi par les huées Des astres au front curieux, Emporte au milieu des nuées 40 Le sombre galop furieux; Et Gavarni, qui rêve encore A leurs impudiques ardeurs, Voit se confondre avec l'aurore Les pourpres de ses débardeurs. 45 Masques, danseurs, satins, amantes, Bacchantes du long corridor, Mer, dont les vagues écumantes Se roulaient comme un serpent d'or; Avec ta face inanimée, 50 Tu nous apparais, Carnaval, Comme on revoit dans la fumée Le spectre d'un combat naval! 1er février 1884.

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