XCIV L'Été de paris

Nous dont il a pris les âmes, Adorons encor, l'été, Paris plein d'ombre et de flammes, Jouvence et charmant Léthé! 5 Ah! dans cette heureuse ville, Quand les gêneurs sont partis Formant une longue file, On trouve de bons partis. Alors, dans les parcs superbes, 10 Un tas de fleurs ardemment Jaillissent parmi les herbes, Comme un éblouissement. C'est comme une immense orgie Où brillent sous le ciel pur 15 La pourpre de feu rougie, L'or, l'écarlate et l'azur; Et notre Éden est moins triste Que la grève d'Étretat, Car Paris est le fleuriste 20 Qui sait le mieux notre état. Avec ses beaux équipages Et ses reines, dont les cieux Admirent les fiers tapages, Le Bois est délicieux. 25 Zéphyr! c'est là que tu bouges, Et qu'en tes abris nouveaux On voit des rosettes rouges Aux oreilles des chevaux. Et le soir, quand se déploie 30 Le peuple doux et bavard Sous le gaz fou, quelle joie D'être sur le boulevard! Tandis que, sous des rubriques, Les absents mangent, par ton, 35 Des tourne-dos chimériques Et des truites de carton; Tandis qu'en la chaude steppe Ils s'égarent, sans appui, Dans quelque vulgaire Dieppe 40 Ou quelque sinistre Puy; Sans que jamais on nous triche, Avec un bon compagnon Nous dînons au café Riche, Ou bien à l'air, chez Bignon; 45 Puis, tandis que dans les gares Ils suivent un flot confus, Nous fumons de bons cigares Sous les grands arbres touffus. Tous ces gens qui sur l'asphalte 50 Passent, et dont l'oeil sourit, Ont le bonheur qui s'exalte Sous le souffle de l'esprit. Pratiques, exempts de poses, Ayant maint tour dans leur sac, 55 Ils savent le prix des choses Et la langue de Balzac. Sur ce bitume où vous n'êtes Plus, ô voyageurs marris, De belles dames honnêtes 60 Passent avec leurs maris; Et sous nos yeux bénévoles, Qui les suivent à loisir, D'autres aussi, plus frivoles, Que l'on voit avec plaisir. 65 Emma, dont la voix est douce Comme un soupir de hautbois, Avec sa cousine rousse Marche, un éventail aux doigts. Claire, que la haute gomme 70 Chante, suit son hospodar, En robe écarlate comme La vareuse de Nadar. Rosette, qui n'est pas sage, (On l'a célé vainement,) 75 Erre devant le passage Où loge L'Événement. Lucile, que chacun aime, Et qui boude à tort Tony, Prend avec lui tout de même 80 Des glaces chez Tortoni. Et Jeanne, qui hait la prose, Met, -- effet qui nous est cher! -- Sur sa chair couleur de rose Des roses couleur de chair. 85 Cependant, sur les falaises, Nos fuyards murmurent: Miss! A l'oreille des Anglaises Bien plus sveltes qu'Artémis, Et souffletés par les vagues, 90 Ils promènent leurs vestons Sur des Himalayas vagues. Ne les suivons pas. Restons! Car, amis, sur leurs grimaces Pour que vous vous réglassiez, 95 Il vous faudrait voir des masses De torrents et de glaciers, Et, moins gais que Cléopâtre Se livrant à ses aspics, Sous la conduite d'un pâtre 100 Escalader d'affreux pics! Ah! parmi les machinistes De l'avalanche et du vent, Que les excursionnistes Aillent toujours en avant! 105 Que l'oracle d'Épidaure, Transis, mouillés jusqu'aux os, Les mène au chaste Mont-Dore Boire de cruelles eaux! Qu'ils aillent aux bords farouches 110 Que mord l'Océan amer, Pour ressembler à des mouches Au bord de la vaste mer! Qu'ils s'égarent sous les brumes Et dans les sombres halliers, 115 En laissant toutes leurs plumes Aux griffes des hôteliers! Mais nous, âmes casanières, Restons, gagnons nos paris, Puisque nous trouvons Asnières 120 Encor trop loin de Paris! 12 août 1883.

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