Pas de Feuilleton A Ildefonse Rousset

I Mon cher directeur, je modère Les élans de ma verve, et si Mon feuilleton hebdomadaire Fait relâche cette fois-ci; 5 Le cher caprice étant mon hôte, Si je me dorlote, en fumant, Les pieds sur mes chenets, la faute En est aux Dieux. Voici comment: Toujours les directeurs ordonnent 10 Poliment de me convier A toutes les fêtes qu'ils donnent: Mais du premier au neuf janvier, A Paris, ville des lumières Où Jocrisse lui-même est fin, 15 Nous avons vécu sans premières Représentations. -- Enfin, Moi qui griffonne avec bravoure Et qui n'ai jamais déserté, Voici qu'une fois je savoure 20 Les douceurs de la liberté. Je vis, je pense, je m'amuse, Rime d'or, avec ton fuseau; Je fais ce que je veux; ma Muse Peut ouvrir ses ailes d'oiseau, 25 Et je l'embrasse, et pour renaître Avec elle au sacré vallon, Je m'envole par la fenêtre Au charmant sabbat d'Apollon, Où le dieu fauve, qui viole 30 Tous les vieux préceptes connus, Joue en riant de la viole, Parmi les vierges aux bras nus! Et je ne vois plus de premières Représentations, -- avec 35 Les bouquets de roses trémières Qui montent sur le temple grec, Avec les acteurs dont le crime Est de mêler, pitres fervents, Des couplets dépourvus de rime 40 Et des accords de chiens savants! Je ne vois plus ces avant-scènes Qui ne s'obtiennent qu'à grands frais, Où s'étalent des femmes saines En petits cheveux beurre frais, 45 Maïs, jonquille, jaune soufre, Ou bien roses comme les soirs Du mois de juin. (Mon coeur en souffre, Qu'on me ramène aux cheveux noirs!) II Je ne vois plus les troupes chères 50 Des gandins aux gilets ouverts Ainsi que des portes cochères, Gens si pâles qu'ils en sont verts, Et qui, dans leurs cheveux, qu'admirent Les demoiselles sans soucis, 55 Avec art sur leur front se tirent Une raie entre les sourcils. Je ne vois plus, narguant la plèbe, Corselets ornés sur les flancs, Leurs habits noirs comme l'Érèbe, 60 Où fleurissent des lilas blancs! Ni cette loge où dans sa grâce Triomphe Blanche d'Antigny, Rose et lys vivant, et plus grasse Qu'un perdreau truffé par Magny! 65 Errant au gré de ma folie Au Pinde où toujours ruissela Notre amoureuse Castalie, Je ne vois rien de tout cela, Et sur la pelouse enchantée 70 Je vais dans le zéphyr ami, Aussi libre qu'un Prométhée Dont le vautour s'est endormi. A mes pieds que Phoebos délie, Cherchant mes fers, galérien 75 De la vendangeuse Thalie, O bonheur! je n'y sens plus rien. Car depuis huit jours les théâtres, -- Certes, jamais vous ne l'auriez Pu croire, -- ont des succès folâtres 80 En rabâchant sur leurs lauriers. Moi donc, oiseau du ciel antique, Pâle cygne du lac profond Couvert d'une peau de critique, Je puis ignorer ce qu'ils font. 85 J'ai le droit de voir tout en rose, -- O mes épithètes, dormez! -- Et sur mon magasin de prose J'écris: Les bureaux sont fermés. Que Macaire, orné d'un emplâtre, 90 Fasse traîner sur son talon La rouge pourpre, ô Cléopâtre! Dont il a fait un pantalon; Que Devéria, pour les merles Qui voudraient être ses amants, 95 Étale des mètres de perles Et des boisseaux de diamants; Qu'elle montre, svelte et farouche, Un mollet dont Paris est fou, Et que les perles de sa bouche 100 Nuisent à celles de son cou; Que, séduisant jusqu'aux Titanes, Après sa moustache Capoul Traîne encore plus de sultanes Qu'un pacha n'en garde à Stamboul; 105 Que ce monde-là vole ou rampe, Afin de ravir les humains, Devant les flammes de la rampe, Tant pis, je m'en lave les mains. Seigneur! je me soucie, en somme, 110 D'Hermione et de Camargo Ainsi qu'un poisson d'une pomme, (Comme l'a dit Victor Hugo.) III Car dans un décor où l'air joue Et que n'a pas brossé Cambon 115 Je me promène, je l'avoue. Certes, ma franchise a du bon, Mais j'en prévois les conséquences; Donc vous voulez, mon cher Rousset, 120 Savoir où je prends mes vacances? Eh bien! je vais vous dire où c'est. Dans les bois où glapit l'hyène, Je suis, libre de tout lien, La divine Thessalienne, La grande chasseresse, -- ou bien 125 Ariel me prend dans la nue Et permet que je me rende à L'île où sur son épaule nue Il vient caresser Miranda; Où, dans un jardin que dévaste 130 Le lierre avec sa frondaison, Je courtise, rival d'Éraste, Ascagne habillée en garçon; Ou bien, -- car, pour mon esprit, toutes Les chimères ont des appas, 135 Et je connais toutes les routes Des pays qui n'existent pas, -- Mes chagrins anciens faisant trêve, Joyeux, n'étant plus endetté, Aux côtés d'Hermia, je rêve 140 Le songe d'une nuit d'été; Ou, pendant de longues journées, J'entends Roland sonner du cor Dans les gorges des Pyrénées Que le sang baigne, -- ou bien encor, 145 Dans les Ardennes ou dans l'Inde, Caché par quelque vert rideau, Je fais des vers à Rosalinde Comme si j'étais Orlando, Et je la chéris, inhumaine, 150 En dépit du: Qu'en dira-t-on? Voilà pourquoi cette semaine Vous n'aurez pas de feuilleton. Pourtant, vous voudrez bien me rendre Toute ma chaîne au grand complet 155 Et je demande à la reprendre Samedi prochain, s'il vous plaît. Car un vieux journaliste, en somme, Ne sait pas dire: Ils sont trop verts! Et soit que, d'ailleurs, on le nomme 160 Romancier ou faiseur de vers, Ce qu'il aime, c'est la patrie, C'est le parfum, jamais banal, Qu'a notre encre d'imprimerie, Et l'atmosphère du journal. Le National. Lundi 10 janvier 1870.

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