L'Invincible

Ris sous la griffe des vautours, Coeur meurtri, que leur bec entame! Vas-tu te plaindre d'une femme? Non! je veux boire à ses amours! 5 Je boirai le vin et la lie, O Furie aux cheveux flottants! Pour mieux pouvoir en même temps Trouver la haine et la folie. Dans mon verre entouré de fleurs 10 S'il tombe une larme brûlante, Rassurez ma main chancelante, Et faites-moi boire mes pleurs. Assez de plaintes sérieuses Quand le bourgogne a ruisselé, 15 Sang vermeil du raisin foulé Par des Bacchantes furieuses. Pour former la chaude liqueur, Elles n'ont pas, dans leurs victoires, Déchiré mieux les grappes noires 20 Qu'elle n'a déchiré mon coeur. Amis, vous qui buvez en foule Le poison de l'amour jaloux, Mon coeur se brise; enivrez-vous, Puisque la poésie en coule! 25 C'est dans ce calice profond Que l'infidèle aimait à boire: Puisque au fond reste sa mémoire, Noble vin, cache-m'en le fond! J'y jetterai les rêveries 30 Et l'amour que j'avais jadis, Comme autrefois ses mains de lys Y jetaient des roses fleuries! Et vous, mes yeux, que pour miroir Prenait cette ingrate maîtresse, 35 Extasiez-vous dans l'ivresse Pour lui cacher mon désespoir. Ces lèvres, qu'elle a tant baisées, Me trahiraient par leur pâleur; Je vais leur rendre leur couleur 40 Dans le sang des grappes brisées. Je noierai dans ce flot divin Le feu vivant qui me dévore. Mais non! Elle apparaît encore Sous les douces pourpres du vin! 45 Oui, voilà sa grâce inhumaine! Et cette coupe est une mer D'où naît, comme du flot amer, L'invincible Anadyomène. Novembre 1849.

LE SANG DE LA COUPE -- Table des Matières
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