XLI Noce

La nuit meurt. C'est bientôt l'heure Frissonnante du matin, Où dans les bois le vent pleure, Doux et parfumé de thym. 5 Des soupeurs, faisant la guerre A leur vieil ennui bavard, S'ébattent dans un vulgaire Cabaret du boulevard. Et ces pâles noctambules 10 Montrent des visages blancs Comme ceux des funambules Avec leurs toupets tremblants. Ils traitent des cocodettes Pour qui ces plaisirs sont nuls, 15 Et qui songent à leurs dettes Avec de profonds calculs. Elles font de tristes moues Sous de riantes couleurs, Car les pastels de leurs joues 20 Sont comme un bouquet de fleurs. C'est la fête qu'elles donnent A leurs amants éblouis, Et tout bas elles fredonnent L'hypothèse des louis. 25 Leur fard éclatant rougeoie, Et cependant, les soupeurs, Sans désir comme sans joie, Plus graves que des sapeurs, Dans le bleu salon morose 30 Où leur ennui se tient coi, Boivent du champagne rose, En baisant n'importe quoi. Des écrevisses farouches Forment le fond du repas. 35 Elles emportent les bouches Et ne les rapportent pas. Et l'on mange aussi des pickles D'un prodigieux élan, Où l'on peut voir, sans besicles, 40 Tous les monstres de Ceylan. Sous le gaz jaune qui flambe, Grande comme une Pallas, Emma laisse voir sa jambe Que l'on a tant vue, hélas! 45 Séraphine devient tendre; Et Lise, dans un dessein Qu'il est aisé de comprendre, Montre les lys d'un beau sein. Telle Cypris dans sa conque. -- 50 Puis, comme il faut accoucher D'un vieux dénoûment quelconque, Tous vont aller se coucher. Non sans un peu d'amertume, Chacun ayant fait ses frais, 55 Ils sortent sur le bitume, Caressés par le vent frais. Avec les vains simulacres De s'être bien amusés, Les voilà prenant des fiacres 60 Vieux et jusqu'à l'âme usés. Redoutant le dieu féroce Que désigne un arc vermeil, Ils s'en vont, gens de la noce, A l'heure où vient le Soleil. 65 Ils vont dormir, sous les toiles, Un sommeil essentiel, Car les dernières étoiles Pâlissent au fond du ciel. 6 août 1889.

SONNAILLES ET CLOCHETTES -- Table des Matières
Retour à la page Banville