LVI Carnaval

L'autre nuit, dans la clarté blonde, Je vis au bal de l'Opéra Un jeune homme du meilleur monde. Son oeil terne m'exaspéra. 5 Son habit, qu'en vain je m'excite A glorifier sans remords, Était noir comme le Cocyte Qui roule son flot chez les morts. Il obéissait à la règle 10 Et son prodigieux faux-col Semblait vers les cieux, comme un aigle Démesuré, prendre son vol. Il était correct et puriste, Uni comme le fond d'un val. 15 Cependant je lui dis: Quel triste Costume, pour le carnaval! Le bonheur est avec les masques Et les Arlequins onduleux Venus des pays bergamasques. 20 Ils sont jaunes, rouges et bleus. Il est bon de montrer son râble Comme troubadour abricot, Et c'est un plaisir adorable D'être un Pierrot de calicot. 25 C'est une chose excitatrice De prendre un veston vermillon Pour se travestir en Jocrisse Agrémenté d'un papillon. Comme aux époques disparues, 30 Pour stupéfier les badauds, Il est bon d'être un Turc des rues Avec un soleil dans le dos. Dans son allégresse éternelle Que, soûlé par des vins troublants, 35 Quelque divin Polichinelle Déshonore ses cheveux blancs! En de fabuleux amalgames, Brûlés d'impudiques ardeurs, On aime à voir, hommes et femmes, 40 Tourbillonner les débardeurs, Et la fantaisie est complice Pour qu'une Javotte aux seins lourds De ses robustes flancs emplisse Une culotte de velours. 45 Venu des lointaines bourgades Comme un printemps en floraison, Amour emporte ces brigades. Brigadier, vous avez raison! A bas la sagesse vieillotte. 50 Puisque heureusement la chair est Faible, quand le bal papillote Comme une affiche de Chéret! Tel, raisonnable guitariste Savant comme un procès-verbal, 55 Je parlais au jeune homme triste Qui se promenait dans le bal. Et je lui disais: Mince comme Un caillou par l'onde aiguisé, Réponds-moi, tranquille jeune homme. 60 Pourquoi n'es-tu pas déguisé? Et lui, rajustant son monocle, Me dit: Poëte qui me suis, Je suis droit comme sur un socle. Mais pour déguisé, je le suis. 65 En quoi? demande à Cidalise Que charme ce jeu puéril: En jeune homme qui s'analyse, Et se regarde le nombril. 4 mars 1890.

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